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vente des héritages, l’Irlande deviendrait vraiment une province dévouée à la couronne. « Dans quelques années, disait crûment le Times, les Celtes seront aussi rares dans le Connemara que les Peaux-Rouges sur les bords du Manhattan. »

La loi dont il s’agit instituait un tribunal spécial, désigné sous le nom de cour des domaines hypothéqués, auquel était conféré le droit de vendre toutes propriétés, à la demande du propriétaire ou de ses créanciers, nonobstant tous engagemens et toutes conventions contraires. Le même tribunal recevait en outre le pouvoir de substituer un titre net et liquide aux titres confus que les possesseurs avaient eu jusqu’alors. En vérité, rien n’était plus avantageux que ce règlement d’affaires ; le seul mal est que le remède arrivait hors de propos. À peine la loi promulguée, les requêtes des créanciers se multiplièrent. Les ventes furent si nombreuses qu’il y eut panique, avilissement des prix. Tel gentilhomme qui comptait se libérer avec le temps des obligations contractées dans les années de misère fut contraint de tout abandonner et se vit réduit à l’indigence sans même que ce sacrifice complet suffit à payer l’arriéré. Les plus favorisés retiraient de leurs biens un capital équivalent à douze ou treize fois le revenu annuel ; d’autres obtenaient à peine la moitié. Quoi qu’on en eût dit, les Anglais n’achetèrent presque rien ; ce fut aux gens du pays que passèrent les domaines mis en vente. Les dix premières années furent une triste période pour les justiciables appelés devant la cour des domaines hypothéqués. Plus tard, lorsque la situation financière s’améliora, les propriétaires réclamèrent d’eux-mêmes l’intervention de ce tribunal, qui avait qualité pour les débarrasser de servitudes gênantes. Il est à noter que, si les héritages changèrent de mains, les paysans n’y gagnèrent rien le plus souvent. Au lieu d’un seigneur hautain peut-être, mais insouciant, tolérant, il leur venait quelque marchand enrichi qui prétendait gérer son bien suivant les principes rigides d’une maison de commerce. Ce nouveau maître ne supportait pas que le fermage fût en retard ; faute de paiement à l’échéance, il expulsait sans pitié le retardataire.

Aussi le nombre des crimes agraires, loin de diminuer, s’augmenta-t-il plutôt. Dans certains comtés, celui de Tipperary par exemple, il y avait comme une guerre civile entre tenanciers et patrons, lutte nocturne il est vrai, car les adversaires ne se montraient jamais à visage découvert. Le maître qui prononçait une éviction, qui appelait sur ses terres des ouvriers d’autres pays, s’exposait à recevoir des coups de fusil. L’assassiner devenait un acte méritoire aux yeux de ces malheureux paysans chez qui le sens moral n’existait pas. Qu’un crime fût commis, y eût-il eu vingt témoins présens,