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un régisseur qui, fût-il accessible à la pitié, n’est pas maître d’agir à sa guise. Aussi le paysan vit-il toujours dans la crainte du maître ; aussi se garde-t-il de meubler sa chaumière, d’orner son jardin, même s’il prospère. Tout signe extérieur d’aisance indiquerait qu’il fait fortune, qu’il est en état de payer un loyer plus élevé.

Cependant, dans l’Ulster, le sort des tenanciers était moins précaire, par ce seul motif que la conquête avait été plus rigoureuse au XVIIe siècle. Sous Jacques Ier, les terres confisquées sur les anciens propriétaires furent distribuées entre les partisans de la couronne, sous la condition d’y implanter des cultivateurs anglais de religion protestante. La dépossession ne fut pas absolue sans doute ; pour attirer les colons, il fallut cependant leur promettre quelques avantages. La coutume s’établit alors de tenir compte au fermier de la plus-value due à son industrie personnelle. Lorsqu’il quitte le domaine, que ce soit de plein gré ou par éviction, il a le droit de vendre à son profit ce qu’il y laisse. Si le propriétaire le met dehors, ce n’est qu’après lui avoir remboursé cette plus-value. Grâce à cette sage garantie, l’Ulster fut riche et tranquille, alors que les autres provinces restaient misérables.

Ce qui vient d’être dit n’appartient pas à l’histoire ancienne. Le peuple était encore dans cette condition au lendemain de la famine. Trois années de disette avaient anéanti les ressources de la population agricole. Bien des propriétaires étaient endettés, les rentes ne se payant plus ; bien plus, ils étaient obligés de secourir leurs tenanciers, ou si ceux-ci, épuisés par la misère et par la maladie, entraient à l’hôpital, il fallait payer des taxes exorbitantes pour l’entretien des maisons de secours qui les recueillaient. Beaucoup de paysans avaient péri ; les survivans étaient découragés. Valait-il la peine de se remettre au travail dans les mêmes conditions qu’auparavant pour aboutir peut-être au même résultat à la première année de détresse ? Les cultivateurs irlandais sont trop pauvres, se dit-on, trop ignorans, trop nombreux. Ce qui convient à ce pays ce sont de braves Écossais, laborieux et économes ; des Anglais initiés aux mystères de l’agriculture progressive, des fermiers à idées modernes en possession d’un petit capital. En un mot, il faut coloniser l’Irlande. Quant aux indigènes, qu’ils s’en aillent en Amérique ou ailleurs, là où la main-d’œuvre fait défaut. Ils y gagneront leur vie sans avoir à redouter les années de disette.

Ainsi raisonnait-on en Angleterre. La presse, les économistes, les membres du parlement eux-mêmes conseillaient l’émigration comme un sacrifice suprême imposé par la circonstance. La plupart des propriétaires, qui n’avaient, on le sait, nulle attache dans le pays, n’étaient que trop disposés à suivre ces perfides conseils. À vrai