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aussi longtemps qu’il était capable de le mettre en valeur : c’était une sorte de bail perpétuel. Qu’il vînt à mourir, ses enfans le remplaçaient. Voulait-il se retirer, il avait la faculté de vendre à un autre son droit de jouissance ; dans ce cas, il était tenu de payer au seigneur l’impôt de lod et vente, analogue à ce qu’est aujourd’hui le droit de mutation ou d’enregistrement. Voilà le régime qui subsista chez nous jusqu’à l’époque où, par l’abolition de tous droits féodaux, le tenancier à titre perpétuel devint propriétaire presque sans transition, puisque l’état se substitua simplement au seigneur.

En Irlande, cette transformation du tenancier en propriétaire ne s’est pas opérée. Pourquoi ? On peut dire que c’est parce que la culture y fut toujours arriérée, le cultivateur toujours misérable ; nourrir une ou deux vaches, ensemencer un champ de pommes de terre, le tenancier n’en sait pas faire davantage ; ou bien parce que, entre le propriétaire protestant qui est le conquérant et le tenancier catholique qui est en quelque sorte l’esclave de la glèbe, il y a un abîme que la religion rend encore plus profond. Non-seulement il n’y a pas de contrat entre eux ; bien plus, la coutume ne confère aucun privilège au cultivateur. Peu importe qu’il ait défriché la terre, drainé les bas-fonds, construit des bâtimens, amélioré le sol de quelque façon que ce soit au prix de ses sueurs ; les améliorations qui lui sont dues appartiennent au propriétaire, qui a le droit de le renvoyer d’une année à l’autre ou d’élever le chiffre de la redevance annuelle. Cet état semble d’autant plus dur à l’Irlandais qu’il conserve par tradition le souvenir d’un régime tout différent. La loi celtique en effet, loin d’attribuer au seigneur la possession de la terre, enseigne qu’elle doit rester indivise entre les membres de la tribu. Avant la conquête saxonne, les champs se partageaient chaque année par lots de contenance équivalente entre tous les hommes valides du village, dont le chef élu ne recevait en outre de son lot que des redevances volontaires. De même le cheptel, qui dans la loi romaine appartient au seigneur, est la propriété de la tribu dans la loi celtique. Ces idées se transmettent de père en fils de temps immémorial. Que le paysan soit évincé faute de paiement ou par le simple caprice du propriétaire, qui prétend essayer avec des ouvriers d’Ecosse ou d’Angleterre de nouvelles méthodes de culture, il se croit dépouillé ; il se venge alors par l’assassinat. Peut-être cette situation fâcheuse se fût-elle améliorée avec le temps, si en Irlande, à l’inverse des autres contrées soumises au droit féodal, le seigneur n’eût été un ennemi, un étranger ; il est absent, il vit en Angleterre, ne s’occupant de son domaine que pour recevoir le profit qu’il en retire. Il est représenté sur place par un intermédiaire qui veut s’enrichir lui-même ou par