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économies et sans industrie. La pomme de terre était, on le sait, l’aliment presque exclusif du paysan. Le bruit se répandit que l’année d’avant ce précieux tubercule avait fait défaut en Amérique; la récolte ayant été abondante en Europe, on y fit peu d’attention. L’année 1845 s’annonçait bien. Vers le milieu de l’été, les tiges séchèrent sur pied, comme si le vent du désert les eût frappées. Toutefois il en restait encore assez pour la consommation; mais, l’hiver venu, une grande partie de ce qu’il y avait en réserve fut atteint de pourriture. Ce n’était encore qu’une disette. Privés de leur ressource habituelle, les cultivateurs vendirent ce qu’ils possédaient, s’endettèrent et, malgré tout, avec le courage qui est dans le caractère celtique, ils préparèrent leur champ pour la campagne suivante, comptant qu’une bonne saison en compenserait une mauvaise. Hélas ! la récolte de 1846 fut frappée comme l’avait été celle de l’année précédente, et plus complètement encore. Cette fois, c’était la famine. Un peuple entier se voyait privé de ses moyens d’existence.

Qu’allaient devenir ces 9 millions de malheureux, dont la moitié peut-être était dans une pénurie absolue? N’était-ce pas le devoir du gouvernement anglais de leur venir en aide aussitôt que le mal fut connu? Il faut tenir compte des circonstances. Cette catastrophe arrivait juste au moment où, d’un bout à l’autre de la Grande-Bretagne, se débattait la question des lois sur les céréales. Chez les protectionnistes, admettre qu’il y eût danger de famine en Irlande, c’était concéder à leurs adversaires un argument capital en faveur de la libre circulation des grains, car rien ne devenait plus urgent que d’ouvrir les ports à l’importation étrangère. De la part du gouvernement, il y avait la crainte d’être mal informé, d’accorder des secours qui seraient inutiles ou dont la distribution serait un vrai gaspillage. Bien que dès le mois d’octobre 1845 les autorités irlandaises eussent signalé le péril, on en doutait encore. Quelques personnes se disant bien renseignées prétendaient que l’alarme était vaine. Puis, lorsque la misère devint évidente et que le parlement eut accordé un magnifique subside de 200 millions, outre qu’il était déjà trop tard pour que le remède fût efficace, les ministres ne surent comment s’y prendre. Il faut, disait l’un, employer ces fonds en ateliers de charité, car l’aumône directe démoralise le pauvre. — Mais, objectait un autre, c’est une faute d’intervenir sur le marché du travail. — Que ne faites-vous vendre des vivres à prix réduit? demandait-on à lord John Russell. — Mais, répondait celui-ci, c’est contraire aux doctrines d’Adam Smith. — D’un côté comme de l’autre, on le voit, les doctrines économiques dont l’Angleterre s’était repue depuis dix ans faisaient obstacle à l’organisation