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pacifiques qui prévalaient dans le pays. Aussi les organes officieux donnaient-ils un libre cours à leur satisfaction. Ils trouvaient que les paroles de l’empereur étaient en parfaite conformité avec ses déclarations antérieures et ses sentimens bien connus. Ils allaient même jusqu’à prétendre que le gouvernement français avait adhéré au programme du cabinet de Berlin, qu’une convention secrète liait les deux cours, et ils n’éprouvaient aucune répugnance à admettre notre participation éventuelle au remaniement des traités de Vienne, qui, disaient-ils, entravaient l’essor de la monarchie prussienne.

Mais en général, les paroles d’Auxerre avaient laissé l’opinion publique inquiète et perplexe[1]. « Que donnerez-vous à la France? » avait dit M. de Bennigsen à M. de Bismarck, qui lui exposait les plans ambitieux qu’il poursuivait en Allemagne. C’était en effet la grosse préoccupation du parti national, qui trouvait que la haine que l’empereur portait aux traités de 1815 était une arme à deux tranchans, qu’elle s’appliquait tout aussi bien, sinon davantage, aux frontières assignées à la France par le congrès de Vienne qu’à l’organisation de l’Allemagne.

On se demandait avec angoisse si les garanties invoquées seraient assez fortes pour conjurer le danger d’une intervention étrangère, une fois la lutte engagée, et l’on reprochait au premier ministre de se constituer, en faisant acte de sécession, le promoteur de la guerre civile, en opposition ouverte avec les tendances germaniques. Aussi les entreprises du gouvernement prussien et les procédés violens et arbitraires qu’il employait pour faire éclater le conflit étaient-ils jugés sévèrement. On ne mettait pas en doute que sous le coup d’une défaite non-seulement M. de Bismarck serait renversé du pouvoir, mais que le roi serait contraint d’abdiquer[2].

Ce n’était pas assez d’être porté par la fortune, il fallait encore à M. de Bismarck une âme exceptionnellement trempée pour réussir dans de pareilles conditions. Il lui fallait surtout une confiance sans bornes dans la supériorité de l’armée prussienne. « L’armée est superbe, disait-il à M. Benedetti; à aucune époque elle n’a été plus nombreuse, plus solidement organisée, ni mieux armée,

  1. « On traduit ainsi la phrase d’Auxerre, écrivait M. de Clermont-Tonnerre, notre attaché militaire à Berlin : Battez-vous si vous le voulez absolument, mais je vous préviens à l’avance que vous n’arriverez pas à un arrangement nouveau sans que j’aie fait disparaître tout ce qui froisse depuis cinquante ans le patriotisme de tous les Français, »
  2. La Gazette de Cologne prêchait la paix à tout prix et demandait le renvoi du premier ministre; à Cologne on refusait d’accepter les billets de la banque de Prusse; les hommes de la landwehr maltraitaient leurs officiers, et l’on racontait sérieusement que M. de Bismarck avait vendu la rive gauche du Rhin à la France pour 90 millions de thalers.