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faute de savoir en régler l’usage. Après cette carrière éclatante, il a vécu encore assez pour assister à sa propre ruine, expiant dans un sombre déclin l’orgueilleuse ambition qui l’avait un jour emporté jusqu’à vouloir être le chef d’un peuple, le héros et le guide d’une révolution. Il est vrai, il a mal fini, le pauvre grand homme! il a expié les audacieuses impatiences de son esprit et les prodigalités de sa vie, les défis jetés à la destinée pour son pays, et les imprévoyances dans ses affaires privées. Lorsqu’il s’est éteint il y a près de dix ans, il n’était plus que l’ombre de lui-même. Il n’a eu qu’un dernier bonheur, celui de ne point assister aux désastres de la France, de ne pas voir l’ennemi fouler cette terre de Bourgogne où il était, allé chercher le repos, où il venait de prendre sa place dans une sépulture de famille. Sauf cette suprême épreuve épargnée à sa vieillesse, il a connu toutes les autres, les défections d’opinion après la popularité, l’indifférence ironique méconnaissant et insultant la gloire, les gênes cuisantes sous les apparences de la richesse, les créanciers se lassant d’attendre un héritage obéré. Que veut-on de plus? Il a subi les expiations de son vivant, c’est vrai; mais dans ce naufrage de tant d’illusions et de tant d’espérances, de tout ce qui aurait pu faire une existence honorée, comblée et heureuse jusqu’au bout, il est resté toujours ce qui ne périt pas, ce que rien ne peut effacer, le génie allié à la noblesse native d’un des êtres humains les mieux doués qui aient vécu dans ce siècle et dans beaucoup de siècles.

C’était le privilège de Lamartine de ne pouvoir être vulgaire en rien, de garder dans tout ce qu’il faisait et dans tout ce qu’il pensait, même, si l’on veut, dans ses défaillances et dans ses erreurs, une élévation naturelle. Politique, il a pu avoir ses versatilités et jouer parfois avec la réalité comme avec une grande fiction; il a pu s’abuser lui-même et déconcerter l’opinion par ses métamorphoses, par ses contradictions, par son impatience à jeter le pays dans la république au 24 février 1848; mais cette république, à laquelle il donnait le gage d’une popularité alors incomparable, il l’a voulue aussitôt dégagée des traditions de violences, honnête et régulière. Le lendemain, il a eu le courage de se faire le tribun de la société en péril, tenant tête à l’anarchie déchaînée, refusant de souscrire aux rêves des sectes aussi bien qu’aux passions des multitudes. C’est lui, après tout, qui a jeté dans le monde cet idéal d’une république libérale, conservatrice et pacifique, irréalisable peut-être il y a trente ans, et devenue, après bien d’autres catastrophes, le seul régime possible, le régime de la nécessité et de la raison.

Poète, écrivain, historien, il a sans doute les faiblesses du génie complaisant pour lui-même; il a ses négligences, ses prolixités, favorisées surtout dans les dernières années de sa vie par les excès de production,