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pas le sang d’un homme sain? » — Et comme l’opérateur faisait la réflexion que le sang ressemblait à celui d’un cerf traqué : — « Oui, répondit Lenau, je suis, moi aussi, un cerf traqué. » — Use remit à jouer du violon et la première partie de la nuit fut tranquille, mais le matin, échappant à la surveillance de son gardien, il sauta par la fenêtre du rez-de-chaussée et se précipita demi-nu dans la rue, en s’écriant : « Liberté! au feu! au secours! » On eut grand’peine à le faire rentrer. Dans la nuit, il avait répété plusieurs fois : « Ma fiancée arrive demain. » — Le lendemain, en effet, on apprit qu’elle était descendue à l’hôtel avec sa mère. Les médecins défendirent à la jeune fille de voir le malade, et elle resta, le cœur brisé, devant la porte fermée du poète. Elle ne l’avait vu en tout que dix-huit jours; dix-huit jours, et maintenant c’était fini pour toute la vie.

L’agitation augmentait, il fallait quatre hommes pour contenir Lenau, et la nuit il réveillait les voisins en poussant des cris lugubres : « Debout, Lenau, debout! » — Un matin, il montra ses deux pieds à son gardien : « — Vois-tu, dit-il, celui-ci appartient à Vienne et celui-là à Francfort. » — Son état cérébral se compliquait d’une affection du foie. Sur l’avis des médecins, on se décida à le transporter à l’asile des aliénés de Winnethal. Le 22 octobre, on le fit lever. Il s’y prêta volontiers d’abord, puis il eut une crise, se débattit, et on dut recourir à la camisole de force. On le porta en voiture. Quand on arriva près de la petite ville ouest l’asile d’aliénés, quelqu’un prononça devant lui le nom de Winnethal ; mais ce nom le laissa indifférent. La voiture entra dans l’asile, et on le conduisit à sa cellule. Il en fit le tour comme un lion en cage, déclara que l’endroit ne lui plaisait pas et qu’il n’y voulait pas rester. Le médecin lui répondit un peu brutalement qu’il ne venait pas là pour son plaisir, qu’il s’agissait de sa guérison et qu’il devait obéir. Il ajouta néanmoins qu’il pourrait de temps en temps faire un tour de jardin, et il lui offrit de l’y conduire. Lenau fit un signe affirmatif. Quand on fut sur le seuil du jardin, il s’arrêta, respira l’air libre, regarda le ciel bleu et murmura : « Schôn! (C’est beau!) » puis il rentra et s’endormit pendant que la porte de la cellule se refermait et le séparait à jamais du monde des vivans.

Par une de ces terribles ironies du hasard, le soir même du jour où on emmenait le poète dans une maison de fous, on donnait au théâtre de Stuttgart la pièce bien connue de Scribe : Une Chaîne. — C’était l’histoire de Lenau lui-même et de Sophie de..., et le public, qui a une merveilleuse perspicacité pour saisir les analogies scandaleuses, ne manqua pas d’y voir à chaque instant une allusion aux amours du poète viennois. La destinée lui faisait