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« Ma chère petite mère était partie pour un lointain voyage ; — elle n’était plus revenue et dormait dans la tombe; — j’étais resté seul et cette fois complètement orphelin, — et tristement j’entrai dans sa chambre.

« Son armoire était demeurée ouverte, et je la retrouvai — comme elle l’avait laissée lors de son brusque départ, — comme on laisse tout, pêle-mêle, — quand les chevaux impatiens attendent devant la porte.

« Un livre de prières était là, annoté — de maintes remarques écrites de sa main; — et de son dernier déjeuner à l’heure du départ, — un petit morceau de gâteau était encore resté.

« Je lus la prière marquée par elle; — c’était : comme une mère demande la bénédiction du ciel pour ses enfans; — et mon cœur battit et les palpitations m’étouffèrent.

« Je lus son écriture et ne pus contenir — plus longtemps ma douleur filiale; — je lus la date, et j’effaçai — de mon cœur le souvenir de tous mes jours de joie.

« En même temps je rassemblai les débris de son repas, — les petits morceaux de gâteau, la dernière épave, — et avec la gorge affreusement serrée, — j’avalai les chères miettes et je pleurai amèrement. »


Le poète qui aimait sa mère avec cette intensité de tendresse devait être le plus éloquent des amoureux, quand il serait pris par l’amour d’une femme. Aussi, dans les Liebcsklänge, les poésies inspirées à Lenau par sa passion pour Sophie de… sont-elles admirables de sentiment et d’exécution. On ne peut leur comparer pour la vivacité de l’émotion, pour le charme de la forme, que les lieder de Henri Heine; encore, dans les vers amoureux de Lenau, y a-t-il moins d’art apparent et plus de spontanéité, plus de tendresse communicative. Tantôt, dans Arrivée et départ (Kommen und Scheiden), le poète enferme sa pensée dans trois courts distiques :


Sitôt qu’elle arrivait, je sentais une joie
Comme au retour de mai, quand la forêt verdoie.

Elle parlait, mon cœur s’enivrait de sa voix
Comme du premier chant du printemps dans les bois.

Et quand elle partait, c’était une tristesse,
Comme si j’avais vu s’envoler ma jeunesse.


— Tantôt, dans la pièce intitulée Désir, c’est un mélange de fantaisie et de passion, un rêve d’amoureux tête-à-tête en pleine mer, dans une barque que les lames soulèvent et où l’on ne songe qu’à s’aimer, que le vent gronde ou s’apaise, que le ciel soit noir ou scintillant d’étoiles. Dans ces petits vers non rimes, mais rythmés et mélodieux comme la chanson des vagues, et dont le