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fois lumineuse et voilée. Il semble que, lorsqu’il décrit les choses et les gens de son pays hongrois, sa fantaisie est plus maîtresse d’elle-même, sa forme devient plus précise, il a une vision plus nette de la nature et du cœur de l’homme. Parmi les poèmes dus à cette inspiration très humaine, l’un des meilleurs est sans contredit le Postillon. Pour en faire comprendre toute la tendresse rêveuse, toute l’intimité, il faudrait pouvoir le traduire avec ce mouvement harmonieux que donne le rythme du vers ; malheureusement notre versification française ne se prête pas toujours à cette opération délicate. Je voudrais cependant essayer de donner, sinon une traduction littérale, du moins une imitation de cette pièce, qui est l’un des chefs-d’œuvre de Lenau.


LE POSTILLON.


C’était une nuit de printemps;
Partout sérénité parfaite.
De légers nuages flottans
Planaient sur la nature en fête.

Tout dormait : les bois, les prés verts,
Les sentiers perdus dans la brune ;
Seule, sur les chemins déserts
Veillait la clarté de la lune.

Les sources tout bas murmuraient
Et dans le silence des plaines
Les fleurs rêveuses exhalaient
En flots de parfums leurs haleines

Leste et bruyant, mon postillon
De son fouet n’était point avare.
Son cor aux échos du vallon
Envoyait sa vive fanfare.

Au galop, nos quatre chevaux
Couraient dans la nuit azurée,
Faisant trembler sous leurs sabots
Le sol de la route ferrée.

En un clin d’œil, plaine et forêt
S’enfuyaient, à peine entrevues;
Comme un songe s’évaporait
Le village aux paisibles rues.

Soudain, dans la splendeur de mai,
Voilà qu’un pauvre cimetière
Apparut, de murs blancs fermé
Et dressant haut sa croix de pierre.

Le postillon sur le chemin
Sauta, puis d’un air grave et sombre
Contint ses chevaux d’une main,
Et me montrant la croix dans l’ombre :