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dans ses pièces lyriques. Le rêve n’a-t-il pas surtout la nuit pour domaine, et les ténèbres ne doublent-elles pas l’intensité de l’hallucination ? — Lenau excelle à reproduire les terreurs mystérieuses, les illusions étranges que donnent les phénomènes de la nuit au voyageur errant dans les grandes plaines. En Voici un exemple dans le petit poème intitulé l’Auberge de la lande :


« Je voyageais à travers le lointain pays de Hongrie ; — mon cœur se sentit joyeux, : — quand villages, buissons, arbres disparurent — pour faire place à une lande silencieuse.

« La lande était si tranquille, si nue ; — dans le ciel du soir, les nuages s’en allaient — lentement, lourds d’orages, — et de sourds éclairs passaient.

« J’entendis au loin quelque chose, — tout au loin, à des lieues de là ; — j’appliquai mon oreille à terre, sur l’herbe rase ; — on eût dit là-bas un galop de cavaliers.

« Et comme la rumeur se rapprochait, — le sol commença de trembler, — toujours plus fort, comme un cœur craintif — à l’approche de l’orage.

« Bientôt ce fut une galopade furieuse — de bergers chevauchant, emportés — dans une course sauvage et sans repos, — au milieu de bruyans claquemens de fouet.

« Les chevaux battaient le sol rapidement — du choc redoublé de leurs fers ; — ils allaient comme le vent, — sourds au bruit de tempête que produit leur galop

« Chevaux et cavaliers se sont envolés dans une course enragée. — L’orage s’approche rapidement. — Ils ont disparu… La nuit épaisse des nuées — les a engloutis dans ses ténèbres.

« Pourtant je crois — entendre toujours — le tonnerre des sabots ébranlant le sol, — et voir comme un noir ondoiement de crinières.

« Les nuages me semblent des chevaux — se ruant pêle-mêle — et dans la plaine retentissante du ciel — galopant avec un bruit de tonnerre.

« L’orage est comme un rude berger de chevaux, — chantant sa sauvage chanson, — et, pour pousser droit son troupeau, — faisant claquer son fouet d’éclairs.

……………

« Maintenant l’obscurité s’est dissipée ; — là-haut, sur la colline lointaine — de blanches murailles se montrent — et m’invitent à gravir la montée.

« Le vent s’apaise, l’orage s’éloigne ; — content de le voir s’enfuir, — sur le vaste espace de la lande — s’arrondit l’arche d’un arc-en-ciel…

« Peu à peu les collines se rapprochant, — le soleil couchant me