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bouillonnement un écho de l’héroïque pays des Magyars, et la source germanique aux eaux somnolentes, profondes, mais troubles et attristées par un éternel voile de brouillard. — Pour parler sans métaphore, il y a en Lenau le poète naturaliste, amoureux passionné de musique et de couleurs, gardant jusque dans ses tristesses le tempérament fougueux et sensuel des artistes de son pays natal, et le poète subjectif, au cerveau embrumé par les fumées de la philosophie allemande; le rêveur s’égarant à la recherche de subtilités métaphysiques, analysant ses sensations et ses sentimens comme on coupe un cheveu en quatre, et, à force de regarder en dedans de lui-même, finissant par perdre la perception claire des choses du dehors, absolument comme un homme qui a trop vécu dans une cave, et que la lumière du grand jour éblouit.

Malheureusement, chez Lenau, le courant germanique menace à chaque instant d’absorber le courant hongrois, et le poète subjectif l’emporte le plus souvent sur le poète naturaliste. C’est une des raisons pour lesquelles Lenau n’a réussi aucun des trois grands poèmes qu’il a composés : — Faust, Savonarole, et les Albigeois. Il lui manquait la faculté, si essentielle aux artistes, de sortir de lui-même pour voir nettement et vivement au fond du cœur des autres hommes; il n’avait pas ce don merveilleux d’assimilation et de dédoublement qui permet à un auteur de créer des caractères. Les personnages qu’il tirait de son cerveau, au lieu d’être des créatures de chair et de sang, n’étaient que de pâles ombres, de vagues reflets de la personnalité du poète. En outre, il n’était jamais assez maître de son sujet, il n’avait pas assez de virilité pour agencer une fiction dramatique. Dans Faust, comme dans Savonarole et les Albigeois, les scènes se succèdent sans être amenées ni enchaînées par une logique puissante. Elles ne tiennent ensemble que parce qu’elles glissent, insaisissables comme des mirages, dans la même atmosphère brumeuse et mélancolique. Aussi, malgré le charme de la forme, malgré la beauté de certains morceaux, ni Faust, ni les poèmes qui suivirent, ne peuvent compter parmi les œuvres vraiment originales de Lenau. C’est dans les pièces purement lyriques, renfermées dans un cadre étroit, et plus habilement composées, que le talent de l’artiste et du poète se montre dans sa véritable originalité.

Lenau, malgré son enthousiasme mystique et son vague idéalisme, est au fond un sensualiste. Les sons, les couleurs, le mouvement des choses, J’impressionnent profondément. Au contact du monde extérieur, son organisation de sensitive tressaille jusque dans ses fibres les plus menues. Tous les spectacles de la nature : — les féeries de la nuit, la musique, le chant surtout, « la chaude et mélodieuse parole humaine, » l’émeuvent jusqu’aux larmes et