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écouter les rossignols ou à accorder les harpes éoliennes dans les vergers de Kerner. On s’abreuvait de musique au grand courant harmonieux de Beethoven ou au torrent plus fiévreux et plus désordonné de Weber. Dans ces réunions de lettrés et d’artistes, Lenau s’enivrait du délicieux vin de la louange, et surtout de la louange féminine. Il y avait là un cénacle de femmes enthousiastes qui l’adoraient comme un demi-dieu, — et lui, comme un demi-dieu impassible et souriant, il se laissait adorer et dorloter. Il respirait naïvement ces bouffées d’encens, et, ayant comme tout poète sa petite dose de vanité, il contait volontiers à ses amis les témoignages de fervente adoration que lui valait sa célébrité. — « Un jour, dit Mme Niendorf, se rendant à Stuttgart, il se trouva en diligence auprès d’une dame. Elle l’avait entendu nommer au départ. Il eût bien voulu fumer suivant son habitude, mais il n’avait pas ce petit morceau de gaze que, par un raffinement de fumeur passionné, il pose sur l’ouverture de sa pipe allumée. La dame enleva son voile de tulle, le déchira en petits morceaux et l’offrit au favori des dieux. »

Hélas ! depuis le temps d’Orphée et d’Eurydice, les femmes ont toujours été, volontairement ou non, fatales aux poètes qu’elles adoraient. En sa qualité d’idéaliste, Lenau devait plus facilement que tout autre tomber dans les filets féminins et s’y empêtrer plus inextricablement. Pendant l’automne de 1833, il avait fait connaissance d’une jeune femme qui devait avoir sur sa destinée une influence tragique. — « J’ai quelque chose de la nature du caniche, disait-il lui-même : quand j’aime une fois, je m’attache pour toujours et je veux toujours revoir ce que j’aime. » — Ce fut en effet une chaîne qui dura jusqu’à la mort, que sa liaison avec cette jeune femme que Mme Niendorf ne nomme pas, mais dont Anastasius Grün, moins discret, nous fait connaître le prénom. Elle s’appelait Sophie de... C’était, paraît-il, une nature supérieure, très artiste et pleine d’un charme sympathique. Femme d’un fraternel ami de Lenau, mère de beaux enfans, elle quitta tout pour s’attacher au poète. Il n’y a que les mystiques pour agir avec ce sans-façon à l’égard de leurs « amis fraternels ! » Tout un cycle des poèmes de Lenau, intitulé Liebesklänge, écrit sous l’inspiration de cet amour, qui commença lentement par une sympathie mutuelle, un échange de relations familières, et qui, subissant le délicieux et perfide pouvoir de l’intimité quotidienne, finit par une passion violente. Une pièce des Liebesklänge, « Sur le Rhin, » semble indiquer que les premiers germes de cette affection poussèrent pendant un des nombreux voyages de Lenau. — « Nous naviguions ensemble, mêlés à la foule des passagers, — dans un bateau sur le Rhin. — Ce fut un heureux voyage, — et pourtant nous étions rarement