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était devenu familier au public. Son nom s’était répandu, et ses œuvres étaient dans toutes les mains. Il en fut le premier doucement étonné, et, tout en savourant les délices de cette soudaine notoriété, il écrivait gaîment à son ami Mayer : — « Je ne puis m’empêcher de rire en songeant qu’il m’a fallu m’expatrier pour acquérir chez moi une valeur et un nom. Il en est des poètes en Autriche comme des cigares à Brème. On les expédie en Amérique; là, ils reçoivent l’estampille étrangère, et au retour dans la patrie chacun s’extasie sur leur délicieux parfum, alors qu’auparavant le diable n’aurait pas voulu y toucher. »


II.

Lenau avait alors passé la trentaine. Il était dans la pleine maturité de son talent, et le succès avait donné comme un coup de tremplin à son énergie somnolente. Bien qu’il en dît, l’air du Nouveau Monde et les déboires du voyage avaient été pour son esprit un tonique amer et réconfortant. Aussi les années qui suivirent son retour furent-elles pour lui les plus fécondes. L’ambition des grandes œuvres lui était venue et de magnifiques sujets de poèmes s’épanouissaient dans son cerveau. — « J’écris maintenant, mande-t-il à Kerner (27 novembre 1833), un Faust dans lequel Méphistophélès ne fait pas mauvaise figure. Enfin j’ai trouvé un gaillard sur lequel je vais me débarrasser de toutes mes idées infernales ; il en sera chargé comme un âne de pierres. Pourvu seulement qu’il ne soit pas un âne ! Faust a déjà été traité par Goethe, mais il n’est pas le monopole de Goethe, interdit à tous autres. Faust est le domaine de l’humanité... »

Après Faust, c’est à Savonarole qu’il s’attaque, et le 23 janvier 1837, il en annonce la nouvelle au même Kerner. — « Sais-tu bien que je compose un Savonarole, et que j’y vais de tout cœur? Je me réjouis de te lire ce poème dans ta tour, éclairée par la lumière magique de tes vitraux peints. Souvent je pense à cette tour et à toi, le gardien de la tour. Oui, ces vitraux peints ! rien ne me représente mieux le moyen âge. Y a-t-il au monde d’aussi saisissantes couleurs que celles du verre peint? C’est en quelque sorte la couleur immatérialisée. La lumière rouge que laisse passer le vitrail ressemble au cœur brûlant d’un mystique du moyen âge... » — Toujours vagabond, Lenau partageait sa vie entre Vienne et Stuttgart, où le ramenaient les éditions répétées de ses œuvres, et où l’attirait un cercle charmant d’amis et d’amies. Au milieu des riches vignobles de Weinberg, sous un ciel d’un bleu parfois si profond « qu’on aurait voulu y mordre, » comme il s’écriait dans un accès de sensualisme enthousiaste, on passait une partie de la nuit à