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plongé jusqu’aux oreilles dans l’étude de la médecine ; il prépara même une thèse qui débutait par ces mots : « Le cœur est un muscle..., » mais au moment de la soutenir, il tomba malade et en resta là. Du reste il n’avait jamais travaillé qu’à bâtons rompus, en amateur. — Choisir une carrière, s’établir dans une profession, n’était pas son fait à lui, rêveur, qui avait horreur de prendre un parti.

Au milieu de ces hésitations, la poésie, comme un invisible oiseau bleu, commençait à chanter au fond du cœur du jeune homme. Encore ému par la lecture des poèmes de Klopstock et de Hœlty, il avait déjà composé force élégies où l’on sent, dans la facture du vers et le choix du sujet, l’influence de ses deux auteurs favoris; mais sa personnalité devait vite faire craquer cet habit d’emprunt. L’un de ses premiers poèmes, le Recrutement, qui fut publié dans un journal de modes de Vienne, est vivement éclairé par le souvenir des paysages de la Tissa; on y retrouve déjà le Lenau enthousiaste, amoureux de musique, dont l’imagination s’emporte et part à travers champs comme un poulain sauvage.

Les auteurs ressemblent fort à ces petits papillons d’azur qui, à peine sortis de la chrysalide, se recherchent et se mêlent, comme pour se montrer l’un à l’autre leurs merveilleuses couleurs et la légèreté de leur vol. C’est surtout des poètes qu’on peut dire qu’ils sont faits pour vivre en groupe. Ils ont beau être perdus aux quatre coins d’une grande ville, ils ont un flair pour se retrouver; leur premier besoin est de se grouper, le second de se lire leurs vers. Malgré sa sauvagerie, Lenau s’était lié successivement avec Anastasius Grün, qui depuis fut son biographe, Karl Mayer, Uhland, Schwab et le poète mystique Justinus Kerner. Ce fut Schwab qui le présenta à l’éditeur Cotta lorsqu’il voulut, en 1830, publier son premier volume de vers. Cotta reçut amicalement le jeune débutant et imprima son manuscrit. La mère du poète n’eut pas la joie de lire le premier livre de son fils; elle était morte en octobre 1828, et cette douloureuse séparation fit sur Lenau une profonde impression dont on retrouve la trace dans plus d’une de ses poésies. Deux ans après, il perdit sa grand’mère du côté paternel, et, cette aïeule lui ayant laissé une petite fortune qui lui assurait l’indépendance, il renonça définitivement à la médecine. Libre de ses mouvemens, il mena dès lors cette vie vagabonde qui lui était chère. Il avait hérité des goûts nomades de son père, l’officier de cavalerie; il avait l’humeur de ses amis les tsiganes, auxquels toute habitude casanière est insupportable. Tantôt voyageant dans les montagnes du Tyrol, tantôt visitant ses poètes souabes, il allait constamment de Vienne à Stuttgart. Il habitait tour à tour chez Mayer, chez Reinbeck, et surtout chez son ami Justinus Kerner. Il trouvait là une