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et de bouillonnemens d’eaux rapides. — « Les rivières se mêlent en bourdonnant joyeusement; — le pays est tout enivré de printemps; — et ne pouvant pas fleurir sous l’eau, — il fleurit doublement sur les berges luxuriantes; — et ne pouvant pas chanter sous les flots, — il chante deux fois plus fort, là-haut dans l’air... »

Le souvenir de ces limpides années d’adolescence et l’impression des clairs paysages de la Tissa se mariaient doucement dans son cœur. Il ne parlait jamais de la Hongrie qu’avec une admiration enthousiaste. L’une de ses dernières conversations, quelques semaines avant sa folie, donne la note attendrie et nostalgique de cet amour du poète pour le pays de sa jeunesse[1] :


« Oui, nous dit-il, la patrie!.. Il y a là des impressions qui ne s’effacent jamais... Ainsi, quand j’étais en Amérique, dans les forêts, je n’ai jamais eu les mêmes émotions qu’ici; il y avait aussi des chênes, mais tout cela avait un air si étranger, si faux! Même quand je voyage en Allemagne et que je traverse les bois, c’est encore tout autre chose que chez nous. A Vienne, quand je rencontre des paysans hongrois amenant du foin sur leurs petites voitures, cela me réjouit toujours le cœur, je respire l’odeur du foin et je me retrouve dans les prairies de ma jeunesse... J’ai vu à ce propos une jolie scène : autour de Vienne règnent des glacis dont on fauche l’herbe. Un jour, on faisait le foin, et les charrettes arrivaient pour le charger. Un grenadier hongrois vint à passer. Il s’arrêta, se mit à regarder et à humer l’odeur de l’herbe fauchée; tout à coup il jeta son fusil à terre, enleva sa tunique, empoigna un râteau, et commença de travailler avec passion... Le jeune paysan s’était réveillé en lui. »


Semblable à ce grenadier hongrois, plus d’une fois Lenau, au milieu de ses farouches accès de désespérance, a senti tout à coup de fraîches bouffées de l’air du pays natal lui arriver au visage; alors, se débarrassant de sa philosophie nuageuse, il a repris pied sur la terre des vivans, en pleine nature saine et bien portante, et il en est revenu avec une verte brassée de poésie, embaumée com. le les foins de ses prairies hongroises. Malheureusement, le poète ne resta pas assez longtemps dans cette lumineuse vallée de Tokay. Après avoir achevé ses études au gymnase, il partit pour Vienne à la fin de 1819, dans l’intention de suivre des cours de philosophie. Alors commencèrent ces luttes entre le rêve et le réel, ces fluctuations d’une âme qui ne sait pas vouloir, ces tergiversations qui devaient consumer les forces de la pensée et du cœur de Lenau. Après huit années d’études diverses, hâtivement entreprises et brusquement abandonnées (1820-1828), Lenau, en dernier lieu, s’était

  1. Lenau in Schwaben, von Emma Niendorf.