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sa vie. Il était encore enfant quand son père mourut, et il fut élevé par une mère tendre, passionnément dévouée, mais sans expérience et sans force de volonté. « Le malheur de Lenau, disait plus tard son beau-frère Schurz, c’est de n’avoir pas eu de père et d’avoir eu une mère trop aimante, trop faible. C’est d’elle qu’il tient son génie. Il lui ressemble, aussi elle le préférait à tous ses autres enfans. »

Les hommes dont l’enfance a été heureuse et choyée gardent toujours au cœur quelque chose de la bonne chaleur du nid. Lenau adorait sa mère, et aux heures les plus désespérées de l’âge mûr, c’est toujours le souvenir des gâteries maternelles qui lui revient et dont il berce sa douleur :


« J’ai au cœur une blessure profonde, — et elle y saignera jusqu’à mon dernier jour; je sens comme elle enfonce sans relâche et toujours plus profondément sa pointe, — et comme ma vie s’épuise d’heure en heure... »

« Je ne sais qu’une seule femme à qui je voudrais — confier mes secrètes souffrances, et tout dire. — Ah ! si je pouvais, pendu à son cou, sangloter et crier! — mais celle-là dort ensevelie sous la terre.

« mère, viens, laisse-toi toucher par ma prière ! — Si ton amour veille encore dans la mort, — et si tu peux, comme jadis, dorloter ton enfant ;

« Fais-moi bien vite sortir de cette vie, — j’aspire ardemment après une nuit tranquille ; — oh ! viens aider ton enfant fatigué à se désemmaillotter de sa douleur ! »


Mais avant ces jours noirs de l’épreuve, le poète connut des jours de gaîté et de soleil. Son enfance et son adolescence furent douces. Sa mère s’était remariée avec un médecin, et elle était allée habiter avec lui aux environs de Tokay. Il y eut alors dans la vie du jeune Nicolas deux années de sérénité, de joie et de fraîcheur exquises. La vallée de Tokay est très belle, et l’impression que cette nature plantureuse fit sur la virginale imagination de Lenau se retrouve dans les meilleurs de ses petits poèmes. Au milieu de l’ensemble crépusculaire et parfois funèbre de son œuvre poétique, ces tableaux de la vie hongroise apparaissent comme de joyeux coups de soleil. — Dans l’Enrôlement, le Postillon, les Paysans de la Tissa, la première partie de Misrhka, le poète, si souvent obscur, devient tout à coup clair, allègre, rapide. Il chante avec une verve entraînante le pays des Magyars, a où les claires eaux du Bodrog, — avec les eaux claires et vertes de la Tissa, — se mêlent dans un joyeux bouillonnement; où, sur de gais coteaux pleins de soleil, — rit la vigne de Tokay. » — On sent qu’il a du bonheur à peindre cette terre féconde, toute résonnante au printemps de chants de rossignols