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Personne en effet mieux que Lenau n’a rendu le charme et l’enivrement de ces orchestres de tsiganes. La mélodie des tsârdas hongroises, tantôt si délicieusement amoureuse, tantôt imprégnée d’une tristesse navrante, tantôt s’emportant jusqu’à la frénésie, est elle-même l’image fidèle de l’inspiration et de la destinée du poète. — On raconte qu’à Pesth les Magyars passent souvent toute la nuit dans les cafés où des bandes de tsiganes jouent des airs nationaux. Assis en face d’une bouteille de vin de Hongrie, ils se grisent des chants du pays, et, pour exciter l’ardeur de l’orchestre, couvrent de pièces d’argent le plateau que les tsiganes placent en évidence auprès de l’estrade; ils y jettent jusqu’à leurs bijoux, quand leur bourse est à sec. Il leur faut de la musique, plus de musique toujours; ils s’exaltent, dansent, crient, fondent en larmes. C’est un ensorcellement, une sorte de possession; ils ne quittent le cabaret que les poches vides et le cerveau surexcité jusqu’au délire. — La vie de Lenau a été toute pareille : une alternative de tendresse passionnée et de sauvage hypocondrie, de rêves obscurs et de navrantes réalités, d’exaltation et de désespoir, le tout s’abîmant brusquement dans la folie comme dans un gouffre. Plus qu’aucun autre poète, celui-là a vécu sa poésie. Les incidens de son existence inquiète expliquent les inégalités et les, obscurités de son talent original. Pour comprendre l’œuvre de l’homme qui, avec Henri Heine, a représenté le plus brillamment la poésie lyrique allemande de 1830 à 1844, il faut pénétrer dans l’intimité de sa vie. C’est une tragédie d’un intérêt poignant. On y voit de quelles substances ténues, délicates et facilement explosibles la nature compose un grand talent ; à l’aide de quels réactifs violens et dans quelles douloureuses conditions elle produit un vrai poète.

D’abord Nicolas Lenau naît dans le pays des têtes chaudes, des vins capiteux et des cœurs passionnés, en Hongrie (13 août 1802). Son village natal est Csatad, près de Temesvar, dans le Banat, où, racontait-il lui-même, « le soleil darde de si chauds rayons qu’on peut faire cuire des œufs dans le sable brûlant. » En second lieu, il naît de l’union mal assortie d’une très jeune femme avec un ancien officier de cavalerie. Sa mère, Thérèse Maigraber, avait épousé par amour François Niembsch von Strehlenau[1], et le mariage ne fut pas heureux. L’ancien officier rapportait de son séjour dans les garnisons des habitudes vagabondes et une humeur volage qui firent cruellement et silencieusement souffrir sa jeune femme. Dans le sein maternel, Lenau subit le contre-coup de ces tristesses comprimées, et il en garda comme une marque mélancolique pendant toute

  1. Dès qu’il publia des vers, le poète retrancha la première syllabe du nom paternel, et il n’est connu du public que sous le nom de Lenau.