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effort de son ingénieuse et pénétrante analyse. On peut bien placer dans les animaux l’embryon de toutes les facultés humaines, pousser la générosité jusqu’à leur attribuer le raisonnement, la réflexion, le sens moral, le sentiment esthétique, voire le sentiment religieux : il suffit pour cela d’une certaine habileté dans l’interprétation de certains faits ; comme il nous est impossible de nous installer de plain-pied dans la conscience des bêtes pour voir ce qui s’y passe, nous pouvons y supposer ce qu’il nous plaît. Mais la parole, j’entends la parole articulée, se révèle à l’oreille; elle se lit au besoin dans la structure du larynx; or, excepté quelques espèces de singes, aucun animal supérieur n’a l’organe vocal conformé comme le nôtre, et ces singes mêmes ne parlent pas. De telle sorte que l’évolutionnisme est enfermé dans ce dilemme : ou bien ces singes ont la faculté de la parole, et alors pourquoi n’en font-ils pas usage? ou bien ils ne l’ont pas, et alors comment l’homme, sorti du singe, l’a-t-il acquise? Dans les deux cas, la conclusion qui paraît s’imposer, c’est que le langage articulé creuse entre l’homme et la bête un infranchissable abîme.

Nous allons essayer de suivre les détours par lesquels l’évolutionnisme prétend échapper à cette alternative. Le plus simple, le plus grossier, consiste à rapporter l’origine du langage articulé à deux différenciations purement accidentelles. Un jour, chez certains individus d’une espèce voisine de celle des singes anthropomorphes, une conformation nouvelle de l’organe vocal apparut : un imperceptible changement dans la structure de la glotte rendit possible, selon M. Huxley, a l’égalité d’action » des deux nerfs qui s’y rendent ; un heureux hasard dotait ainsi ces privilégiés de l’instrument de la parole. S’ils ne parlèrent pas, c’est que leur intelligence, trop peu développée encore, ne leur en faisait pas éprouver le besoin. Ces individus devinrent, par sélection naturelle, les ancêtres des singes les plus parfaits et de l’homme primitif. Celui-ci fut muet à l’origine, mutum pecus; des périodes géologiques s’écoulèrent depuis la naissance du genre humain jusqu’à l’heure où retentit le premier mot. Ce moment solennel fut celui où le jeu aveugle des forces de la matière produisit quelques cerveaux plus vastes et d’une organisation plus délicate : de là une somme plus grande d’intelligence et l’idée d’utiliser l’organe, jusqu’alors inutile, du langage articulé. Mais la parole, fille d’un développement intellectuel supérieur, devint cause à son tour de développemens nouveaux. Ces hommes parlans supplantèrent les autres dans la lutte pour l’existence, et, par l’incessante action du verbe sur la pensée et de la pensée sur le verbe, l’humanité fut lancée d’une vitesse toujours accrue dans la voie d’un progrès indéfini.