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aux armées ainsi qu’à d’autres corporations hiérarchisées comme elles.

Les premiers ne sont ni définis ni fixés par des statuts. Leur omission ne comporte aucun châtiment, et leur unique sanction est dans les avertissemens, entendus ou non, de la conscience de chacun. Dans cet ordre de respects, les uns, qui sont les plus nobles et les plus délicats de la civilisation, s’adressent à la vieillesse, à la faiblesse, à l’infortune, à la vertu ; les autres à la famille et à tous les devoirs qu’elle crée, au caractère d’un grand citoyen et à ses services, à l’éclat de certaines situations. Quelques-uns même, parmi ces respects volontaires, s’imposent à tous et à chacun avec une irrésistible autorité, ceux par exemple qui courbent indistinctement les têtes devant le cercueil du pauvre et du riche!.. Les seconds, avec des formes extérieures rigoureusement définies, ont une sanction pénale, et l’observation des règles qui les concernent est incessamment surveillée et assurée par toute une hiérarchie attentive à saisir les contrevenans.

Les fibres respects, chez les hommes qui en remplissent les devoirs, dérivent généralement d’une éducation où dominent le sentiment religieux et la croyance. Ils sont eux-mêmes, dans tous les cas, une croyance qui est, dans la vie des nations, le plus solide fondement de la paix publique et de l’équilibre social. Les respects forcés n’ont que des mérites de relation, et leurs effets d’équilibre, subordonnés aux circonstances, ne sont pas durables. Dans la vie des armées, je le démontrerai plus loin, cet équilibre est détruit et fait place au désordre quand, à la guerre, la sanction pénale qui le protégeait est supprimée par les événemens.

Il y a des armées auxquelles une éducation perfectionnée a appris tous les respects. Celles-là sont remarquables par leur cohésion et elles ont des principes de discipline et des habitudes de bon ordre qui survivent à tous les relâchemens inévitables de la guerre. Nous avons appris à nos dépens de quel poids accablant ces principes et ces habitudes d’un ennemi qui est par eux toujours prêt pèsent sur le destin des armées décousues qui ne les ont pas[1]. L’armée prussienne qui, la première, a bénéficié des forces morales du service obligatoire, l’armée anglaise qui se recrute par les procédés qu’employait autrefois chez nous l’ancien régime, l’armée russe qui demande le plus grand nombre de ses soldats à des populations

  1. Quand le temps aura apaisé les colères légitimes ou injustes (il y en a des deux sortes) que les calamités de 1870-71 ont provoquées, personne ne pourra contester le grand honneur qu’ont fait à l’armée prussienne (en dehors de certaines exécutions brutales, systématiques et ordonnées, qui ne furent jamais imputables aux soldats) sa forte discipline et ses habitudes de respect.