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Dans la cour des Tuileries et dans le Carrousel, il restait environ 300 hommes du 174e bataillon qui, à dix heures et demie, opérèrent leur retraite ; les flammes sortaient du pavillon Marsan et gagnaient l’aile qui longe la rue de Rivoli; la galerie comprise entre le pavillon de Flore et le pavillon de l’Horloge était en feu. Le général Bergeret, son chef d’état-major Servat, le colonel Bénot, le colonel Kaweski, le capitaine Boudin, l’officier d’ordonnance Victor-Clément Thomas, qui, en temps normal, était commissionnaire à l’un des coins de la rue de Richelieu, placés sous le petit arc de triomphe, regardaient et trouvaient que cela était bien. Kaweski prévint Bergeret qu’il avait fait préparer chez lui un souper composé simplement de quelques viandes froides, et ajouta qu’il espérait que le général et les autres citoyens voudraient bien y faire honneur. Bergeret accepta, et pendant que l’incendie faisait rage, ces gens allèrent se mettre paisiblement à table dans la pièce du rez-de-chaussée que Kaweski occupait à l’ancien ministère d’état. On mangea bien, on but mieux, on eut du vin à discrétion, de l’eau-de-vie sans marchander; on trinqua à la république universelle et l’on reconnut que décidément on était « la grande nation, seule héritière des géans de 93. » Bergeret sentit quelque émotion s’éveiller dans son âme d’artiste, et il proposa d’aller fumer sur la terrasse pour mieux jouir de « ce spectacle sublime. » Comme l’on passait devant le concierge Remy, qui fut très courageux en toutes ces circonstances et qui regardait ces bandits avec des yeux irrités, Victor Bénot lui dit : « Ça t’embête, n’est-ce pas, mon vieux? Eh bien! le palais des rois brûle : l’oiseau ne reviendra plus au nid. » On s’installa commodément sur la terrasse, entre le pavillon Colbert et le pavillon Richelieu. Bergeret, dont la modestie n’avait rien d’exagéré, se compara sans doute à Néron :

« Venez, Rome à vos yeux va brûler, — Rome entière!
J’ai fait sur cette tour apporter ma litière
Pour contempler la flamme en bravant ses torrens!..


Il eût pu réciter l’ode où Victor Hugo, chantant le passé, prédisait l’avenir; mais il est probable qu’il ne la savait pas, et du reste cela n’aurait que médiocrement intéressé le colonel Bénot. A une heure et un quart du matin, la coupole de la salle des Maréchaux, soulevée par l’explosion des barils de poudre, éclata, lança un tourbillon d’étincelles, projeta au loin des portes, des ferrures, des madriers, et, s’effondrant sur elle-même, s’écroula dans les flammes. Les spectateurs admirèrent, applaudirent, et crièrent : Vive la commune! C’était « le palais des rois » qui venait de sombrer, il est vrai; mais c’était aussi le palais de la convention, la place même où Marat, où