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M. de Bismarck, pour nous intéresser à ses projets, avait plus d’un avantage. Non-seulement il savait ce qu’il voulait, mais il avait la connaissance exacte de notre situation et de nos aspirations les plus secrètes. La qualité qui nous fait essentiellement défaut et que j’appellerai volontiers le bon sens européen, il la possédait au suprême degré; c’est le don le plus précieux pour un diplomate, et pour l’acquérir il n’est pas seulement nécessaire de parler la langue des autres pays, il importe encore d’être initié à leurs affaires et à leurs mœurs, de s’assimiler leurs qualités et jusqu’à leurs travers.

Nous aurons beau instituer des commissions pour le recrutement du personnel du ministère des affaires étrangères, nous n’arriverons jamais à mettre au service de la France une bonne diplomatie, si, au lieu de laisser prendre racine à nos agens, nous continuons à subordonner nos ambassades et nos légations aux exigences si variables de notre politique intérieure. La diplomatie, on l’a dit maintes fois, est une science qui ne s’improvise pas; il ne suffit pas d’être bien élevé, bien doué, de manier la plume avec dextérité, d’avoir du jugement et de l’à-propos, on est incomplet si, à tous ces mérites, on ne joint pas celui de l’expérience. On débute jeune; dans chaque poste qu’on occupe, on a l’occasion d’étudier un pays nouveau, hommes et choses, et lorsqu’au bout d’une vingtaine d’années de stage, — je parle des carrières bien remplies, — on arrive à la charge et à l’honneur de représenter son gouvernement, on a derrière soi vingt années d’expérience accumulée. On a, de plus, dans une aussi longue carrière, contracté des amitiés, noué de nombreuses relations, qui, un jour donné, constituent autant d’élémens d’information et de succès. On a acquis enfin le tact que demandent les affaires, on est arrivé à comprendre la portée exacte des choses au lieu d’en exagérer ou d’en amoindrir l’importance.

Ce laborieux apprentissage, M. de Bismarck l’avait fait à Francfort, à Saint-Pétersbourg et à Paris. Il connaissait le terrain sur lequel il allait s’engager. Il savait quels étaient nos endroits sensibles et quelles cordes il avait à faire vibrer pour se faire écouter. Les idées qu’il allait émettre ne devaient plus nous surprendre, il les avait développées de longue date, sous toutes les latitudes et sous toutes les formes. Aussi avaient-elles fait leur chemin. Les salons officiels de Paris en avaient gardé le souvenir, et l’impression qui en était restée n’était déjà plus le dédain; on s’était peu à peu familiarisé avec elles, il semblait que si jamais elles venaient à se réaliser, ce ne serait que pour nous ménager gloire et profit. L’incubation s’était produite, l’heure psychologique avait sonné. M. de Bismarck pouvait parler.