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Ces causes étaient si manifestes qu’elles furent sans cesse remises en lumière et finirent par être célébrées par les poètes, interprètes de l’opinion publique. On connaît les beaux vers de Lucain « sur la pauvreté, mère des héros, » ceux de Juvénal « sur l’opulence qui venge l’univers vaincu. » Poètes et moralistes sont d’accord pour reconnaître que l’état déclina quand il n’eut plus à se défendre, pour déclarer que les citoyens furent corrompus d’abord par la victoire et la richesse, puis corrompus par les profusions insensées ou criminelles que la richesse permettait, enfin plus corrompus encore par la ruine qu’amenaient ces profusions, et que tout fut perdu quand il s’éleva une génération de gens qui, selon l’énergique et concise expression de Salluste, « ne pouvaient avoir de patrimoine, ni souffrir que les autres en eussent. » Le peuple était en proie aux mêmes convoitises que les nobles, car c’est une erreur de croire que la foule fut peu à peu dépravée par les classes élevées, les seules alors accessibles à un enseignement philosophique. La contagion fut subite, générale, et courut dans tous les rangs, avec cette seule différence que les uns pouvaient satisfaire de monstrueuses fantaisies, et que les autres se contentaient de les rêver.

Il en est de ces reproches adressés aujourd’hui à la philosophie comme de ceux qu’à Rome on faisait aux beaux-arts. Bien des Romains amoureux d’ignorance, ennemis de tout ce qui était étranger, condamnant tous les luxes, surtout celui de l’esprit, invectivaient contre les nouveaux amateurs de tableaux et de statues, et les regardaient comme des gens pervertis. Ils trouvaient tout naturel qu’on eût enlevé aux peuples vaincus leurs chefs-d’œuvre pour en orner les places et les temples de Rome ; mais ils ne voulaient pas qu’on y attachât les yeux et le cœur. Bizarre et naïf reproche ! Puisque Rome, par droit de conquête, avait rassemblé dans ses murs les merveilles de l’art, que pouvaient faire de mieux les citoyens que d’apprendre à les admirer? C’est une honteuse folie, disait-on, que de donner quelques millions de sesterces pour une toile ou un marbre. Mais, puisque les gigantesques fortunes romaines permettaient de si coûteux caprices, et que rien n’était plus ordinaire que les profusions insensées, n’était-il pas plus honorable d’enlever à l’enchère un Zeuxis ou un Praxitèle que d’acheter au même prix, comme il arriva quelquefois, un surmulet pour la table ou quelque oiseau rare? Ces invectives contre l’influence pernicieuse des arts nous paraissent aujourd’hui outrées, mais elles avaient cours et se rencontrent chez de grands écrivains. En tout temps et en tout pays, les sociétés qui se sentent malades cherchent en aveugles la cause de leur mal ; elles le voient où il n’est pas et ne le voient point où il est. Dans les temps antiques, à Rome du moins, c’étaient les arts