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mais qu’on reconnaisse du moins qu’il avait plus que toute autre doctrine le pouvoir d’éveiller les intelligences. Carnéade faisait à Rome ce qu’il avait déjà fait en Grèce, au témoignage de Cicéron : « Il donnait aux hommes le désir de chercher le vrai, excitabat... ad veri investigandi cupiditatem. Maintenant à Rome on a soif de lumière; on avait vu briller le soleil. Des écoles vont s’ouvrir non-seulement de philosophes grecs, mais de rhéteurs latins. La vieille discipline catonienne cherchera quelque temps à se défendre et provoquera encore des mesures de rigueur. Il y aura un sénatus-consulte contre les maîtres latins, comme il y en eut cinq ans auparavant contre les maîtres grecs; mais les lois seront impuissantes contre les idées nouvelles. Le sénat, en train de dompter le monde, s’étonnera de ne rien pouvoir sur les esprits. On venait de vaincre Annibal, on ne vaincra pas Carnéade.


V.

Ce grand événement, si important par ses résultats, puisqu’il initia les Romains à la philosophie, mérite d’autant plus d’être raconté en détail que les écrivains modernes en ont toujours parlé avec une dédaigneuse brièveté ou une sévérité injurieuse. Presque partout en des livres d’histoire ou de philosophie on lit des jugemens tels que ceux-ci : Carnéade est un écolâtre grec, un rhéteur, un sophiste ; on flétrit le scandale de sa doctrine, son excès d’impudence, son scepticisme puéril, on parle de son expulsion méritée. De pareils jugemens nous paraissent fort légers et peu conformes aux sentimens éprouvés par les Romains du temps. On méconnaît entièrement la noblesse de la scène : noble a été la controverse profonde de Carnéade, noble le ravissement des auditeurs, noble aussi l’impatience civique de Caton, Il n’y eut ni scandale, ni expulsion, mais des hommages rendus, des hommages si éclatans qu’ils finirent par inquiéter le vieux censeur et lui firent chercher un prétexte, honorable encore, pour ramener chez eux ces trop séduisans étrangers. Pourquoi serions-nous plus sévères que les Romains qui parlent toujours de Carnéade avec admiration et respect? Aux yeux de Lactance, c’est « un homme du plus grand génie ; » Valère Maxime le regarde comme « le laborieux et infatigable soldat de la philosophie ; » Pline l’Ancien appelle la députation athénienne « Cette imposante ambassade des trois princes de la sagesse. » Parmi les modernes, le seul peut-être qui se soit montré équitable c’est Rollin, qui estime que l’éloquence de Carnéade était « solide et ornée; » il va jusqu’à dire que «la prévention de Caton était mal fondée, comme si l’étude de la philosophie et de l’éloquence était