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répressives, poursuivra avec une sévérité atroce les amis et partisans des Gracques, que Furius Philus, consul, rompra sans pudeur le traité conclu avec les Numantins, que Galba massacrera trente mille Lusitaniens désarmés, que Caton demandera avec tant de constance l’entière destruction de Carthage? C’était non la justice, mais la sagesse romaine, l’intérêt de l’état, qui leur dictait ces terribles et iniques exécutions. On répète partout que Caton, en entendant le discours du philosophe, fut indigné contre sa doctrine. Non, Plutarque dit formellement « qu’il n’en voulait pas à Carnéade. » La doctrine n’était pas ce qui l’irritait, car de tous les philosophes grecs celui que le vieux censeur paraît avoir le plus détesté c’est Socrate, qui est précisément l’auteur de la théorie sur la justice absolue. Caton l’appelait « un bavard et un séditieux qui pervertissait les mœurs de son pays en tirant ses concitoyens en opinions contraires à leurs lois et coutumes anciennes. » Caton, on le voit, exécrait les novateurs par cela qu’ils étaient novateurs, sans même examiner si les innovations étaient justes ou non. Dans la circonstance présente, le vigilant gardien des institutions romaines voyait avec impatience le goût nouveau de la jeunesse pour une éloquence oisive, pour de séduisantes discussions qui pouvaient la détourner des travaux militaires. « Il craignait, dit Plutarque, que les jeunes gens ne tournassent entièrement là leur affection et leur étude et ne quittassent la gloire des armes et de bien faire pour l’honneur de savoir et de bien dire. » Il méprisait les orateurs qui n’étaient point hommes d’action, qui vieillissaient dans les écoles et n’étaient bons, disait-il, « qu’à plaider des causes en l’autre monde devant Minos. » Ce qui l’animait encore, c’était la haine de l’étranger, lui qui disait à son fils en grossissant sa voix plus que la vieillesse ne le lui permettait : « Toutes et quantes fois que les Romains s’adonneront aux lettres grecques, ils perdront et gâteront tout. » En un mot, Caton, — l’homme pratique par excellence, — était l’ennemi des théories et de ceux que depuis d’autres politiques ont appelés les idéologues, et, de plus, en vrai Romain, repoussait les importations étrangères. C’est pourquoi, après le discours et l’inquiétant succès de Carnéade, il courut au sénat et proposa de son ton acerbe et chagrin, non pas d’expulser, comme on a dit, mais d’éconduire sous quelque honnête prétexte les dangereux étrangers : « Pourquoi retenir si longtemps ces ambassadeurs? Ce sont des gens capables de nous persuader tout ce qu’ils veulent. Dépêchez donc leur affaire, renvoyez-les en leurs écoles disputer avec les enfans des Grecs et qu’ils laissent ceux des Romains apprendre à obéir à nos lois, à nos magistrats, comme auparavant. » Le sénat hâta l’affaire d’Orope; l’amende fut modérée,