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Déjà Erkel, Mosonyi, Doppler, avec leurs opéras dans le genre sérieux et bouffe, Beliczay, Zsazskovszki, avec leurs messes, Abrányi, Bartalus, Joachim, Liszt, Székely, Zimay, avec leurs morceaux pour piano, violon ou chant, ont prouvé à l’envi combien est perfectible la mélodie hongroise populaire, éclose sur des lèvres simples, comme une fleur sauvage sur le bord des routes. La nouvelle génération, profitant de leurs efforts, continue vaillamment l’œuvre commencée et cherche avec une ardeur infatigable à retrouver la formule magique dont se servaient Haydn, Beethoven, Schubert, pour faire sortir du sol hongrois leurs inspirations les plus originales et les plus suaves. Un conservatoire, fondé par le gouvernement à Bude-Pesth, comptant dans les rangs de ses professeurs des célébrités comme Robert Volkmann, des écoles libres de musique disséminées dans les villes les plus importantes du pays, des associations philharmoniques, des orphéons, des publications musicales périodiques, propagent le sentiment de l’art élevé, purifient le goût, tiennent en éveil le public avide de nouveautés. Dans ces conditions, peut-on traiter de chimère la ferme conviction où sont les musiciens hongrois que, dans une époque plus ou moins éloignée, la musique aura sa quatrième école, l’école hongroise ? Faut-il taxer d’utopies les aspirations de tant d’esprits généreux voués avec désintéressement à leur patriotique travail ?

La France, l’Allemagne, l’Italie, ne possédaient pas plus d’élémens musicaux que n’en possède aujourd’hui la Hongrie ; si elles peuvent aujourd’hui s’enorgueillir de leurs immortels chefs-d’œuvre de musique religieuse, dramatique et instrumentale, c’est grâce à la persévérance et à l’abnégation de leurs compositeurs, qui employaient toute une existence à faciliter à leur art un pas en avant. En imitant ces nobles exemples, les artistes hongrois pourront aussi espérer de forcer un jour l’admiration des hommes. Au milieu de leurs triomphes, ils se souviendront de ceux qui, alors déjà presque oubliés, les ont indirectement aidés dans la création de leurs œuvres, et se rappelleront surtout avec reconnaissance les tsiganes, ces pères nourriciers de leur art. Les tsiganes probablement n’existeront plus à ce moment-là. Assimilés aux autres habitans de la Hongrie, distancés par les musiciens de profession, ne pouvant plus satisfaire les exigences croissantes du public, ils seront morts de civilisation, de travail, de liberté. Cependant leur nom restera gravé dans le cœur des Hongrois : ils ont respectueusement recueilli la musique nationale, quand dans les grands cataclysmes de la patrie elle était abandonnée de tout le monde ; ils l’ont gardée intacte, respectée jusqu’à l’arrivée de ses vrais champions ; ils ont bien mérité de la Hongrie !


A. DE BERTHA.