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sensuelle, entraînante, et pour lui donner presque une signification politique, un jeune membre du parti libéral, aujourd’hui ministre très populaire, le baron Bêla Wenkheim, l’a baptisée csárdás (tsardache, ce qu’on danse à la tsarda), voulant créer ainsi la contrepartie du palotâche des réactionnaires. Inutile de dire que les tsiganes s’en sont emparés immédiatement, et, ce qui est plus fâcheux, en ont fait le morceau capital de leur programme, en abandonnant de plus en plus les anciens airs, dont l’allure majestueuse répondait mal au tempérament enfiévré d’une génération qui s’apprêtait à bouleverser la vieille constitution de son pays.

Parallèlement à cette effervescence populaire grossissait le courant d’opinion qui ne voyait le salut de la patrie que dans l’imitation servile et précipitée des coutumes étrangères, et cherchait à transformer selon le modèle de telle ou telle nation même le peu qui était original et viable en Hongrie. Cette fureur d’innovation ne respectait ni la littérature ni la musique ; les musiciens devaient prendre pour modèle Rossini ou Schubert, les poètes Walter Scott, Béranger ou Henri Heine. L’effet désastreux d’une pareille tendance se faisait moins sentir dans la littérature, où le goût du public, élevé dans le commerce des auteurs latins, discernait plus aisément les innovations bonnes ou mauvaises ; mais en fait de musique elle désorientait le sentiment national. Ce fâcheux entraînement pouvait aboutir à la destruction de la musique hongroise, car il était favorisé par le corps enseignant, qui, composé exclusivement de Tchèques et d’Allemands, n’avait aucun intérêt à cultiver l’art autochthone selon le caractère de son génie, et ne cessait de prêcher le cosmopolitisme de la musique. Tout au plus s’il consentait à composer dans ses momens perdus quelques morceaux imitant le style hongrois, mais n’ayant au fond rien de commun avec sa prosodie et sa structure harmonique. Voilà l’origine de certains airs joués par les tsiganes, qu’on est surpris de voir figurer sous le nom des chansons hongroises, et dont le rythme rappelle vaguement les mélodies italiennes ou les danses allemandes.


II

Après avoir énuméré les ressources que la musique hongroise pouvait mettre à la disposition des tsiganes, il nous sera plus facile de préciser la part qui revient à leur propre mérite dans le succès qu’ils obtiennent à Paris. Nous avons déjà parlé de la combinaison qu’ils ont trouvée pour l’enchaînement des morceaux aussi différens de caractère que de mouvement ; il nous reste à signaler la manière ingénieuse dont ils ont composé leur orchestre. Le quatuor des instrumens à cordes en fait l’élément principal ; il lui donne un