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morceau date de 1809, année où une musique militaire l’a joué pour la première fois à Pesth. On ne connaît pas le nom du chef d’orchestre qui l’a fait jouer, mais il est certain qu’il la tenait du grand Bihary, le fameux tsigane qui plus tard devait charmer les diplomates au congrès de Vienne. Il est donc probable que les élémens musicaux si extraordinaires de cette marche viennent de Bihary, tandis que sa forme parfaite lui a été donnée par le kapellmeister inconnu, mais assurément très savant, qui l’a arrangée pour la musique de son régiment. Quant à son titre de « marche de Rákoczy » (c’est le nom du dernier prince hongrois rebelle contre la maison des Habsbourg), il a dû spontanément venir aux lèvres d’un Magyar mécontent, et on l’aura prudemment toléré dans ces temps menaçans, comme une concession faite par la cour aux aspirations nationales. La complainte sur Rákoczy et ses généraux existe, mais elle n’a aucune ressemblance avec la marche en question.

Cependant les hallgató-nótas des nobles et les marches, les verbunkos, des soldats n’épuisaient point les ressources de la musique hongroise. Le petit peuple, quoique vivant en servage, était en Hongrie moins paralysé par la misère qu’ailleurs, grâce au sol prodigieusement fertile du pays et à l’indulgence des maîtres. Malgré les corvées et la dîme, il lui restait encore assez de vigueur pour chercher l’expression de ses passions dans la poésie ou la musique. Les veillées en hiver, pendant lesquelles s’égrène le maïs ou se file le chanvre, les siestes après le coucher du soleil en été, quand il est impossible de rester dans les maisonnettes surchauffées des villages, quand les rues étroites et les jardins exigus se remplissent de monde cherchant la fraîcheur : ces heures de délassement de la population campagnarde font naître mille chansons nouvelles. Improvisées par quelque jeune gars amoureux, par quelque paysanne au cœur tendre, on les redit le lendemain, on les rectifie, on les imite, les colporte, et finalement on les oublie, si par hasard le dimanche suivant, au cabaret, un malheureux tsigane, raclant son pauvre violon, ne les recueille pas et, faisant œuvre d’homéride, ne les conserve pas pour les temps futurs. Ces chansons, dont les paroles et la musique sont presque toujours inventées par le même individu, retracent dans leur petit cadre (elles se composent ordinairement de quatre vers, de seize mesures au plus), avec des traits caractéristiques, toutes les phases et tous les drames de la vie de famille. La jalousie des époux, l’opposition entre le penchant des enfans et la volonté des parens, les misères des orphelins, les cruautés de leurs belles-mères, y sont racontées par les victimes : puis ce sont les soupirs des amoureux sans espoir, les plaintes des soldats quittant leur foyer, les regrets des abandonnés, des délaissés. Il n’y a pas moins de chansons d’un caractère gai, où le sentiment de la