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charmes de leurs femmes dans le sensuel empire des tsars, s’occupant de nécromancie dans les pays superstitieux du midi de l’Europe ; nulle part ils n’ont l’orchestre restreint, mais complet, qu’ils ont en Hongrie, parce qu’ils n’ont rencontré nulle part un besoin de musique aussi impérieux et aussi développé que chez les Hongrois.

Mais, répondent les apologistes des tsiganes, ne serait-il possible qu’à leur arrivée en Occident les bohémiens russes, les gitanos, les gypsies, aient eu tous cette même musique et qu’ils l’aient abandonnée peu à peu, n’ayant pas trouvé un sol favorable à leur art, tandis qu’aux tsiganes il était facile de la cultiver au sein d’un peuple qui pendant des siècles n’a pas quitté la garde de son épée ? C’est ainsi que chez les Romains le domaine de l’art était réservé aux Grecs : le génie hellénique s’est en quelque sorte rajeuni à Rome dans toutes les branches de l’art, il s’est rendu nécessaire à la vie publique ; à côté de lui, il n’est pas resté de place pour un art national, romain. Il en a été de même en Hongrie. Pourquoi les Hongrois, guerriers et législateurs, auraient-ils repoussé la musique tsigane, qui pouvait les enflammer à la lutte avec ses héroïques accens, les soulager dans leurs détresses par sa mélancolie pénétrante ? Quelle entrave à son développement pouvait-elle rencontrer dans un pays où les tsiganes étaient beaucoup plus libres que partout ailleurs et où ils-étaient les seuls musiciens ?

Deux faits indiscutables réduisent à néant cette insinuation, qui a pour but de mettre en doute l’existence de la musique hongroise. D’abord, pour que la comparaison fût admissible, il faudrait prouver qu’avant l’arrivée des tsiganes il n’y a pas eu de musique nationale chez les Hongrois, comme il n’y a pas d’art antérieur aux artistes grecs à Rome ; ensuite il faudrait pouvoir signaler des différences caractéristiques entre la poésie hongroise et la musique jouée par les tsiganes. Or d’une part nous savons qu’Attila lui-même, le farouche ancêtre du peuple magyar, aimait à entendre ses musiciens pendant qu’il prenait son frugal repas, — que plus tard Arpad, le conquérant de la Pannonie, de l’empire morave, faisait toujours ses premières libations avec l’eau du Danube puisée dans un cor renversé, — qu’enfin au tournoi des chanteurs à la Wartbourg, en Thuringe, ce fut Klingsor de Hongrie qui remporta le premier prix de la lutte poétique. Quand, sous le roi Sigismond, les tsiganes paraissent, on n’en parle pas d’abord comme de musiciens ; ce sont les trouvères du pays, les héguedeuches, et des Italiens attirés par la munificence d’un Mathias Corvin qui remplissent les églises et les salles de fêtes de leurs chants. Tout cela prouve qu’en Hongrie on n’a jamais négligé la musique, et que les tsiganes se sont trouvés en présence d’un art relativement avancé et ayant ses racines dans le sol du pays. Il est difficile de croire que les Hongrois, très