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jamais à l’esprit de personne qu’on puisse y ajouter ou en retrancher quelque chose. Vous pourriez couper en quatre les toiles de Fortuny, et les morceaux en seraient bons. Qui ne s’estimerait heureux de posséder une moitié du Jardin des Arcadiens, ou seulement la moitié de cette moitié, la plate-bande de droite, éblouissante comme une pierrerie, et cette grille par laquelle on entrevoit la mer ? Qui ne serait charmé, si on lui permettait de découper dans le Choix du modèle un pan de mur, un lambris incrusté de lapis-lazuli, une colonne de jaspe veinée de rose ? Fortuny était un esprit fragmentaire, qui ne trouvait l’unité d’un tableau que dans l’harmonie des taches ; mais quelles taches ! quels fragmens ! quelle musique !

Cet artiste si bien doué ne pouvait manquer d’exercer une grande influence sur les peintres de son pays ; plus d’un s’est écrié comme Regnault : Fortuny m’empêche de dormir. On a dit qu’il ne fallait pas être darwiniste, mais qu’il y avait beaucoup à prendre dans Darwin. On pourrait dire aussi qu’il faut beaucoup étudier Fortuny, sans devenir pour cela fortuniste. C’est ce qu’a fait M. Martin Rico, de Madrid, dont les délicieuses petites toiles ont obtenu un succès de vogue bien mérité. C’est une fête de les regarder, c’est une justice de reconnaître que l’artiste qui les a peintes n’est inférieur à personne pour la sûreté de la main et la vivacité lumineuse du coup d’œil. M. Rico prend ses sujets où il les trouve ; en Espagne, en Italie, en France. Voici une cour de Grenade qui est une merveille avec ses arcades dentelées, ses murs revêtus de faïences, sa pièce d’eau, sa galerie sous laquelle sont assises deux femmes qui cousent. Voici une façade de maison à Tolède, éclairée par le plein soleil et qui est toute blanche ; d’une fenêtre grillagée s’échappe comme une fusée de verdure et de fleurs. Voilà les environs de l’Escurial, graves, sévères, avec un groupe d’arbres se détachant sur un beau ciel tacheté de nuages roux. Voilà une tour bâtie sur la crête d’un ravin et dominant un gouffre de verdure, qu’on ne voit pas, mais qu’on devine. Voici encore des canaux de Venise, que nous aimons moins ; M. Rico ne peint pas la mer et les lagunes aussi bien que le ciel et la terre, et il nous semble que dans ses marines les valeurs ne sont pas toujours observées ; mais en revanche sa rue de Rome et son marché de l’avenue Joséphine sont deux tours de force. Il introduit dans tous ses paysages de petites figures, grandes comme l’ongle ; ce sont des hommes, des femmes, des enfans, surtout des ânes, le plus souvent harnachés de rouge. Ces petites figures ont toutes de la vie, du mouvement, une attitude, une physionomie ; vous les voyez à peine, et vous devinez ce qu’elles font et à quoi rêvent ces ânes. M. Rico