Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/886

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cierges dont le vent fait ondoyer la flamme, avait sûrement de la vocation pour son métier et il s’est donné la peine de l’apprendre. C’est un peintre que M. Gonzalvo y Perez, et il y a dans ses intérieurs d’église des qualités d’exécution qu’il doit au pays où il est né autant qu’à son travail. C’est encore un peintre que M. Raimundo de Madrazo ; si on peut discuter ses portraits, qui niera qu’ils n’aient beaucoup de charme, de verve, de brio et des audaces de couleur fort amusantes ? Mais le peintre des peintres est là tout près ; une trentaine de ses toiles, choisies parmi les meilleures, occupent tout un pan de muraille, et elles sont toujours entourées, toujours fêtées. Étrange artiste, qui tour à tour et même tout à la fois nous séduit, nous ensorcelle, nous ravit et nous chagrine, nous impatiente, nous inquiète par l’irritante énigme qu’il nous donne à résoudre. Des doigts de fée qui se jouent de toutes les difficultés, une adresse presque effrayante, un talent égal pour interpréter le corps humain, le paysage et l’architecture, un dessin d’une finesse inouïe et l’art de faire chanter la couleur, des prodiges d’observation mêlés à d’inexplicables fantaisies, un fini incomparable dans les parties qu’il veut faire valoir, et tout à côté des négligences volontaires, un parti pris de lâché et de laisser-aller, des fonds merveilleux, vraiment magiques, et des premiers plans hâtivement frottés, souvent vides ou informes, voilà ce qu’on retrouve dans la plupart des œuvres de Fortuny. La légèreté de sa main n’a jamais été surpassée ; le cœur battait vite et battait fort, ce cœur s’est consumé, s’est dévoré. Qui eut jamais des sensations plus vives, une telle intensité dans le sentiment de la nature ? Regardez cet Etang à Grenade, à la surface duquel nagent quelques feuilles de nénufar. Après les avoir examinées, il vous semblera qu’Hobbema, Ruysdaël et les plus grands paysagistes hollandais étaient des arrangeurs et qu’ils faisaient des feuilles de convention. À cette vivacité, à cette violence de la sensation, Fortuny joignait ce qu’on pourrait appeler le sens musical de la couleur, il composait des symphonies avec du gris, du rose, du vert et du bleu, et sa musique était pour lui l’essentiel, le reste ne venait qu’après. On pourrait dire qu’il pratiquait l’esprit de sacrifice à rebours, d’autres subordonnent tout à leur sujet, lui sacrifiait son sujet à la tache, car la tache était son Dieu. Il possédait tous les dons, toutes les divinations, toutes les habiletés, tout sauf le génie du simple et du grand. Watteau, qui savait lui aussi ce que valait une tache, n’a jamais sacrifié son sujet à sa couleur ; aussi a-t-il prouvé qu’il était possible de faire grand sans représenter autre chose que des pierrots, des arlequins, des fêtes galantes, des bergers de féerie, et a-t-il mérité de prendre une place au premier rang des maîtres. Tout se tient dans Watteau, et en regardant ses toiles, il ne vient