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qui ont exposé n’ont pas pris la fleur de leur panier pour l’envoyer à Paris. C’est pourtant un intéressant et vigoureux morceau que le Troupeau sur la montagne de M. Koller. Son taureau et ses vaches sont d’une vérité accomplie et du rendu le plus savant ; on n’a jamais mieux exprimé la majesté bovine. Malheureusement M. Koller a placé ces superbes bêtes dans un paysage opaque et noir, sous un ciel d’orage plus dur et plus sombre que terrible. Il aurait dû emprunter à M. Loppé un peu de la lumière que ce Suisse d’occasion et de passage a répandue dans une toile d’une grandeur presque effrayante, intitulée : Traversée des crevasses au-dessus des Grands-Mulets. M. Loppé est le peintre ordinaire et officiel du Mont-Blanc, dont il possède tous les secrets. Cette charge n’est pas commode à remplir ; pour l’exercer dignement, M. Loppé a gravi le colosse à toutes les heures du jour et de la nuit. Que de crevasses il a enjambées ! combien d’heures il a passées le pinceau à la main, les pieds dans la neige ! La peinture officielle est toujours froide, celle de M. Loppé ne l’est point, quoiqu’il ait affaire à des glaciers. Les peintres de neige qui en prennent à leur aise et se contentent de recouvrir leur toile d’un tapis blanc ou de la saupoudrer de sucre feront bien d’étudier les procédés de M. Loppé. Il leur apprendra ce qu’est la vraie neige, la neige qui a vécu, la neige travaillée par l’air et le soleil, tassée par le vent, bouleversée par l’orage, la neige sérieuse qui craque sous le pied. Ce qu’il faut admirer dans cette grande toile, c’est la savante préparation des dessous, c’est aussi la profondeur de la perspective, l’harmonie des fonds. Quelqu’un disait : — « Ce n’est pas un tableau, c’est un souvenir d’ascensionniste. » — Il est certain que ce n’est pas un tableau d’atelier et que pour le faire il fallait avoir non-seulement l’œil et la main d’un vrai peintre, mais le jarret d’un montagnard.

On traverse la Suisse pour aller en Italie ; c’est la seule raison que nous puissions alléguer pour passer sans transition de la section suisse aux salles italiennes. Certaines gens se plaignent et s’indignent de n’y rencontrer aucune œuvre qui rappelle Raphaël ou Léonard de Vinci. Ceux qui exhortent les Italiens d’aujourd’hui à refaire la Transfiguration et la Joconde sont aussi raisonnables que ceux qui engagent les dramaturges français contemporains à refaire le Cid et Britannicus, autant vaudrait demander à la Normandie de ne plus produire de pommes et de se mettre à produire des olives. Chaque siècle, chaque époque a pour ainsi dire son climat, et chaque climat n’est favorable qu’à certains genres de culture. Rendez à l’Italie la civilisation, les idées, les croyances, les mœurs du XVIe siècle, et peut-être aura-t-elle de nouveau des Léonard et des Raphaël ; mais elle vous répondra probablement qu’elle