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il a promis d’en raconter deux. « Maintenant, dit-il, au second service. C’est le même plat que je vais offrir au saint, mais apprêté d’une autre manière. » Je demande au lecteur la permission de ne pas reproduire ce récit, quoiqu’il ne soit pas sans agrément, mais il ressemble trop au premier. J’aime mieux en rapporter un autre qui présente plus d’intérêt et qui montre que la dévotion dans ces contrées n’a pas changé de caractère. Il s’agit encore d’un paysan pauvre, qui n’a pour toute fortune que deux bœufs. Il s’en sert lui-même, il les loue aux autres pour labourer les champs ou traîner les chariots. C’est leur travail qui le fait vivre ; aussi a-t-il grand soin d’eux. Il les nourrit mieux que lui ; « il les aime plus que ses enfans, » et pour qu’il ne leur arrive pas de malheur, il les a recommandés à saint Félix. Malgré cette protection puissante, une nuit qu’il dort profondément, des voleurs s’introduisent dans l’étable et enlèvent les bœufs. Dès qu’il s’en aperçoit, le malheureux, fou de désespoir, se rend à l’église de saint Félix, et il interpelle familièrement le saint. Il lui reproche de n’avoir pas fait bonne garde : devait-il le laisser dormir d’un somme aussi profond ? ne pouvait-il de quelque manière effrayer les voleurs ? il a manqué d’une façon coupable à tous ses engagemens. « Le saint, dit-il, est mon débiteur. Ne pouvant trouver ceux qui ont volé mes bœufs, je m’adresse à celui qui devait les garder. Grand saint, tu t’es fait leur complice, tu n’as pas tenu ta parole ; je ne te lâche plus. » Comme il se croit lésé, il pense avoir le droit d’être exigeant. Il veut ses bœufs, et pas d’autres ; il demande qu’on les mène chez lui et qu’on ne lui donne pas la peine d’aller les chercher ailleurs. Il n’ignore pas sans doute que le saint a la mauvaise habitude d’être trop tendre, qu’il souhaite que les criminels se repentent de leurs fautes et ne désire pas qu’ils en soient rigoureusement punis. Il serait capable, dans sa bonté, de laisser les bœufs perdus pour ne pas perdre les voleurs ; mais tout peut s’arranger : « Entendons-nous ensemble, et que chacun de nous prenne sa part ; sauve les voleurs, si tu le veux, mais fais-moi rendre mes bœufs. » Le saint voulut bien accepter l’accord : « Il pardonna à la rudesse du personnage en faveur de sa foi, et rit avec le Seigneur des injures qu’on venait de lui dire. » — Pendant la nuit, les deux bœufs volés rentrèrent tout seuls à l’étable.

Ce paysan que saint Paulin fait agir et parler d’une manière si vivante était resté païen sans le savoir, et il traitait saint Félix comme il aurait traité Silvain ou Mercure. Il avait conservé cette vieille opinion que la prière est une sorte de contrat qui oblige aussi bien la Divinité que l’homme, et qu’on a le droit de se fâcher contre un dieu qui ne reconnaît pas par quelque faveur les offrandes qu’il a