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une puissance et une royauté nouvelles, qu’aucun pouvoir ne lui saurait retirer. Si le vaste système des canaux de l’empire aboutit à la Neva et fait de Saint-Pétersbourg la tête et le débouché du réseau fluvial, les longues lignes de fer qui unissent la Finlande au Caucase et la Pologne à l’Oural ont leur centre et leur nœud médian à Moscou et en font l’entrepôt naturel, le grand emporium intérieur de la Russie.

Comme les deux têtes de l’aigle russe, les deux grandes cités rivales semblent souvent regarder en sens opposé, l’une tournée vers le dehors, vers l’occident, l’autre vers le dedans ou vers l’orient. Avec ses monumens classiques, avec ses palais bâtis sur pilotis et ses colonnades à l’italienne, avec ses larges perspectives qui se déploient en éventail, Saint-Pétersbourg, la ville au nom allemand, bâtie dans des marais finnois, est une cité tout occidentale, toute moderne, tout européenne ; c’est la vivante image du gouvernement qui l’a fondée, la digne capitale d’une dynastie dont la mission est d’européaniser la vieille Moscovie. Saint-Pétersbourg est, selon le mot du poète, la large fenêtre ouverte sur l’Europe par où le jour de l’Occident pénètre dans l’immense empire ; Moscou est demeurée la ville des souvenirs, si ce n’est des traditions, elle est devenue le refuge des mœurs russes et des prétentions à l’originalité slave, et reproche volontiers à la résidence de la Neva ce qu’elle appelle le cosmopolitisme pétersbourgeois. Avec son Kremlin, qui dans une enceinte gothique aux tours ogivales enferme des églises byzantines aux coupoles d’or, avec ses différens gorods ou ses divers quartiers enchâssés les uns dans les autres comme des anneaux concentriques autour du vieux noyau de pierre, Moscou se sent toujours le cœur de la Russie, elle est fière de son passé et même en imitant autrui elle prétend rester elle-même, elle est jalouse de sa nationalité et affecte volontiers de vanter ce qui est russe ou slave, de dédaigner ce qui vient de l’ouest, ce qui est latin ou germain. Le génie et l’influence des deux capitales sont aussi différens que leur histoire et leurs monumens. En elles se personnifient les deux esprits, les deux tendances qui depuis Pierre le Grand se disputent la Russie. Pour le bien de l’empire et le repos du monde, il serait à désirer que ces deux influences rivales se pussent toujours équilibrer, et Saint-Pétersbourg et Moscou se faire contre-poids, l’un assurant le triomphe de la civilisation libérale et progressive de l’Europe, l’autre gardant le précieux dépôt de la nationalité.

Dans ces dernières années, c’est l’esprit de Moscou qui semble être redevenu prépondérant. C’est Moscou qui a remué le peuple russe en faveur de ses frères du Balkan, alors que dans la ville de Pierre le Grand presque personne ne songeait encore aux Bulgares ou aux Serbes. C’est Moscou qui de tout temps a été le foyer des