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naturels de la culture moderne. Si pour le chiffre de leur population, si pour l’éducation et le genre de vie de la plupart de leurs habitans, beaucoup de chefs-lieux de district et même de chefs-lieux de gouvernement, méritent peu le titre de villes, la Russie possède, outre ses deux capitales, quelques grandes cités de province, telles qu’Odessa, Kief, Kazan, qui ont un vaste rayon d’influence et sont de petites capitales régionales. Elles ont beau comprendre à peine le dixième de la population totale de l’empire, les villes peuvent en Russie plus qu’ailleurs prétendre à personnifier l’esprit du pays et à former l’opinion. A cet égard, on pourrait dire que toute la Russie tient dans une dizaine de villes, qui au milieu de l’isolement et du silence général ont seules une société et seules une voix. Peut-être même devrait-on dire que toute la Russie tient dans ses deux capitales.

En tout pays centralisé, la capitale a sur les idées, sur les mœurs de la nation, une autorité considérable et souvent outrée. A force de tout rassembler dans une ville, la centralisation menace d’aboutir à une sorte d’hypertrophie de la tête aux dépens des membres. En Russie, la capitale exerce une domination non moins incontestée, non moins absolue que Paris en France, mais en Russie cette royauté est dédoublée. L’autorité de la capitale s’y partage entre deux villes rivales qui se disputent l’influence. Comme l’aigle noire de ses armes impériales, la Russie a deux têtes à peu près d’égale grosseur[1]. Dans aucun état unitaire, il n’y a deux villes tenant une aussi grande place et se faisant ainsi contre-poids. Si l’une est la capitale officielle, l’autre se peut vanter d’être toujours la capitale naturelle ; si l’une a l’avantage de posséder le siège du gouvernement, la cour, les ministères, les grandes administrations, l’autre garde le bénéfice de sa situation centrale au cœur de l’empiré et le prestige de sa vieille histoire. Si Saint-Pétersbourg est la demeure respectée du pouvoir d’où dérive toute autorité et descendent tous les ordres, Moscou reste la ville nationale par excellence, la ville vers laquelle convergent tous les sentimens et toutes les affections du peuple, la cité sainte, la mère des villes russes[2]. Et pour être l’ancienne capitale délaissée depuis plus d’un siècle et demi, pour être une sorte de Rome ou de Jérusalem slave, Moscou est loin de n’être qu’une reine détrônée ou une veuve enveloppée dans son deuil et ses souvenirs ; ce n’est pas seulement la ville du passé, la ville des boïars et des vieux Russes, Moscou a retrouvé dans le commerce, dans l’industrie, une richesse et une jeunesse,

  1. Moscou compte aujourd’hui près de 600,000 habitans, Saint-Pétersbourg près de 100,000.
  2. Le Russe dit familièrement la petite mère Moscou, Matouchha Moskva.