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Berlin tout seul ; elle s’est sentie remuée par le coup de baguette magique de lord Beaconsfield, par l’éclat imprévu de la convention du 4 juin. Elle est pour le moment sous le charme, elle est flattée de la prise de possession de Chypre, du protectorat anglais étendu sur les provinces asiatiques de la Turquie, de tous ces actes de virilité nationale jetés comme un défi à la puissance russe. Il ne faut pas se le dissimuler cependant, ces hardiesses qui peuvent séduire l’orgueil d’un peuple engagent l’Angleterre dans une voie singulière, et lord Derby, qui a décidément plus de sagacité dans la critique que de netteté dans l’action, lord Derby montrait l’autre jour ce qu’il peut y avoir de redoutable, même de chimérique dans ces engagemens démesurés, dans ces protections indéfinies. Il a mis autant de finesse que de vigueur à dégager les conséquences, les responsabilités du rôle que la convention du 4 juin pourrait imposer à l’Angleterre. « Si vous protégez la Turquie contre une agression extérieure, disait-il, et si vous ne faites rien en ce qui concerne l’administration intérieure, sauf de donner des avis, vous vous rendez responsables du maintien d’un gouvernement qui probablement restera fort mauvais ; si, d’un autre côté, vous entreprenez la réforme de l’administration intérieure, vous ne pouvez pas le faire efficacement avec des pouvoirs divisés et sans autorité reconnue. Vous vous trouvez, par conséquent, si je puis employer cette expression, sur un plan incliné par lequel vous glisserez vers une annexion virtuelle… » Mais alors, en supposant même qu’aucune opposition ne s’élève parmi les gouvernemens de l’Europe, l’Angleterre, bien loin de trouver une force dans cette annexion, n’y trouvera-t-elle pas, au contraire, la plus grande des faiblesses ? Lord Derby montre le péril, l’entraînement possible. Tout cela n’est point sans gravité, et c’est encore la suite de la crise violente où le cabinet de Saint-Pétersbourg a jeté l’Europe, de sorte que l’œuvre de diplomatie qui vient couronner cette campagne, qui est obligée de tenir compte des faits accomplis, crée bien moins un ordre durable qu’une trêve confuse et précaire. Au lieu de résoudre ou de simplifier le problème, elle le complique en prolongeant l’incohérence. Elle laisse aujourd’hui tout simplement la Russie en possession d’une partie de ce qu’elle a conquis, mais placée en face d’hostilités à peine déguisées, l’Autriche campée en Bosnie, l’Angleterre engagée dans un protectorat mal défini, l’empire ottoman démembré et impuissant, l’Europe satisfaite de la paix du moment, mais sans illusions. C’est l’œuvre du congrès de Berlin !

On a beaucoup trop fait si l’on voulait maintenir encore l’autorité des principes supérieurs du droit public, on n’a pas assez fait pour une politique de partage. Il est arrivé ce qui devait naturellement arriver : les déceptions, les mécontentemens se sont produits un peu partout, excepté peut-être en France où l’instinct public n’avait rien demandé,