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préoccupations et les inquiétudes, elle a mis contre elle tous ceux qui avaient le juste souci de la sécurité universelle, et aujourd’hui, après avoir été obligée d’abandonner un traité dans lequel elle avait voulu résumer ses victoires, elle est arrivée à ce double résultat : elle voit les Autrichiens en Bosnie, les Anglais à Chypre, dans la mer de Marmara et en Asie. Elle s’est créé à elle-même des obstacles ou des embarras avec lesquels elle devra compter ; elle a pu entendre cette parole par laquelle on a caractérisé fièrement là convention anglo-turque du 4 juin et qui allait à son adresse : Tu n’iras pas plus loin ! Lord Beaconsfield lui-même revenant de Berlin n’a pas craint de répéter l’autre jour en plein parlement ce catégorique et retentissant défi de l’Angleterre : « Jusque-là et pas plus loin ! »

Ce qui n’est point assurément un succès pour la Russie et ce qui peut, selon les circonstances, devenir un péril pour elle n’est pas d’ailleurs sans des inconvéniens de plus d’un genre pour les puissances mêmes qui se trouvent conduites par le sentiment de leur sécurité et de leurs intérêts à prendre un parti. L’Autriche, munie d’un mandat régulier du congrès, entre décidément en Bosnie pour occuper et « administrer » le pays. Elle désirait sans doute depuis longtemps cette occupation, qui flattait les idées de la cour et l’orgueil militaire à Vienne. Elle a mis toute sa diplomatie à préparer une entreprise où elle finit par s’engager avec l’appui et le consentement des autres puissances. C’était son rêve d’aller dans ces provinces avec une sorte de titre européen, c’était aussi son intérêt de ne pas laisser aux propagandes slaves le temps de pousser ces populations vers la Serbie ou le Monténégro, c’est-à-dire vers la Russie ; mais l’Autriche va se trouver, pour longtemps peut-être, dans une situation délicate ; elle s’engage par sa résolution dans un défilé d’où elle ne pourra sortir que difficilement. Sur ce terrain de l’Orient, elle a un rôle forcé, le seul que les Hongrois, quant à eux, admettent aujourd’hui. Elle ne peut plus prolonger la fiction de l’alliance des trois empereurs ; elle est obligée d’être dans ces provinces comme un adversaire de l’influence russe, au risque de réveiller à Saint-Pétersbourg des ombrages et des animosités qui éclatent déjà. Si elle a l’air de faire le jeu de la politique de Saint-Pétersbourg, elle trahit ses intérêts, elle se neutralise elle-même, elle travaille pour une autre prépondérance ; si elle tient tête à la Russie, elle a besoin de n’être pas menacée en Allemagne, d’avoir des alliances dans l’Occident. C’est ce qui fait de l’intervention autrichienne en Bosnie et en Herzégovine une opération des plus critiques, des plus périlleuses sous l’apparence d’un acte de nécessité et de sûreté.

Quant à l’Angleterre, elle a montré et elle montre encore une sorte d’entrain dans sa politique d’action, dans son système, de résistance à la Russie. Elle serait peut-être restée assez froide pour le traité de