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le plus livré aux prépotences rivales, aux influences contraires, le plus impuissant à se défendre par lui-même.

Allons au nœud de ces complications. A la lumière du traité de Berlin et des actes qui le complètent, qui en déterminent ou en limitent la portée, l’empire ottoman n’est plus rien évidemment, il ne s’agit plus de lui. Il n’y a que deux choses également significatives, également graves. D’un côté, la Turquie d’Europe, affaiblie d’autorité comme de territoire, est placée désormais entre l’Autriche, établie en Bosnie, maîtresse de fortes positions militaires, et la Russie, ayant ses postes avancés dans la Bulgarie nouvelle, campée sur les Balkans. D’un autre côté, la Turquie d’Asie, démantelée, elle aussi, par la perte de Kars, de Batoum, est placée à peu près exclusivement, par la convention du 4 juin, sous la protection de l’Angleterre, qui seule peut arrêter les progrès de la puissance russe. Sous des formes diverses, la lutte est partout, et c’est là justement ce que l’œuvre délibérée à Berlin a de périlleux et d’inquiétant ; c’est pour cela qu’elle ressemble si peu à une paix sérieuse, rassurante et durable. Elle pacifie pour l’instant, elle détourne un conflit qui a paru imminent, et elle prépare, elle organise en quelque sorte d’inévitables antagonismes. Elle ne satisfait sérieusement personne, et elle engage tout le monde dans une série de complications indéfinies.

A vrai dire, avec un peu de réflexion et de prévoyance la Russie pourrait être la première à reconnaître qu’elle paie un peu cher les avantages qu’elle a conquis dans sa dernière campagne. Si elle consentait à se recueillir un instant, si elle s’élevait au-dessus des mouvemens vulgaires d’une ambition comblée par le succès, elle s’apercevrait peut-être que, tout bien pesé, elle aurait mieux fait de se montrer moins impatiente, de ne pas en appeler si légèrement aux armes. Si elle avait prudemment reculé devant la crise qu’elle a fini par déchaîner, elle n’avait rien à perdre ; elle gagnait tout au contraire à temporiser dans des conditions européennes qui ne pouvaient que favoriser sa politique. Déjà en 1871 elle avait obtenu une première satisfaction au sujet de sa position dans la mer Noire, et il était dès lors manifeste que, par le cours forcé des choses, elle pouvait, elle devait reprendre bientôt son ancienne situation, son influence en Orient, sans offrir aux politiques rivales un prétexte trop plausible d’entrer en action. Elle a voulu aller plus vite et plus loin ; elle a tenu à effacer d’un seul coup cette date de 1856, qui n’avait rien de bien irritant, qui lui rappelait cependant une défaite. Elle a cru devoir cette revanche à son orgueil militaire, elle a réussi, elle s’est donné le plaisir de porter son drapeau sous les murs de Constantinople et d’imposer au sultan un traité dicté par la force victorieuse. Elle a montré sa puissance militaire, soit ; mais en même temps elle a ouvert en Europe la plus redoutable crise. La Russie a réveillé toutes les