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Thérasia, qu’il appelle « la Tanaquil de Paulin[1] ; » ce sont les imprécations violentes qu’il prononce contre celui dont les conseils ont perdu son ami. « Que nulle joie, dit-il, ne réchauffe son âme ! Que jamais les doux accens des poètes, les modulations d’une tendre élégie ne charment son oreille ; que triste et pauvre il habite les déserts, qu’il parcoure sans compagnon les croupes des cimes alpestres : comme on dit qu’autrefois, privé de raison, fuyant les approches et la trace des hommes, Bellérophon promena ses pas errans dans les solitudes sauvages ! » Admirons encore ici la maladresse d’Ausone : le sort qu’il souhaite à ce chrétien coupable, comme la plus grande des calamités, est précisément cette vie solitaire qui lui semblait le plus précieux des bonheurs.

Paulin répondit enfin ; les lettres d’Ausone avaient mis, on ne sait pourquoi, près de trois ans à lui arriver. — Il écrivit lui aussi des lettres en vers dont la première surtout est longue et importante. M. Lagrange fait remarquer avec raison qu’elle ne ressemble guère à celles d’Ausone, où tant de faiblesses et d’enfantillages se mêlent à quelques beautés. Ce n’est pas qu’on ne trouve encore chez l’élève quelques traces du mauvais goût de son maître ; on pourrait relever dans ses vers un peu de recherche et d’antithèse et surtout des descriptions trop longues et trop ornées. L’idée même d’employer successivement trois sortes de mètres divers, des vers élégiaques au début pour saluer Ausone, des vers ïambiques pour répondre à ses duretés, et des vers héroïques pour discuter ses raisons, a quelque chose d’ingénieux et de cherché qui sent l’écolier. Mais les idées sont partout sérieuses et élevées. Dès le début, la rupture s’accuse clairement. « Pourquoi, dit-il à Ausone, pourquoi, mon frère, veux-tu me rappeler au culte de ces déesses que j’ai quittées ? Ils sont fermés à Apollon, ils éloignent d’eux pour jamais les Muses, les cœurs consacrés au Christ. » Pour qu’Ausone renonce à l’espoir de le ramener dans le monde, il lui montre combien il est changé : « Je ne suis plus ce que j’étais ; un esprit nouveau s’est emparé de moi. Je passais autrefois pour honnête, et j’étais coupable ; au milieu des ténèbres, il me semblait voir la vérité. J’étais insensé pour les choses de Dieu, et l’on m’appelait sage. Je me nourrissais de germes de mort, et je croyais vivre ! » Il n’ignore pas que sa conduite a été sévèrement appréciée, mais que lui importe que les hommes l’attaquent ? « L’homme disparaît et ses erreurs l’accompagnent. Quand il a prononcé une sentence, le jugement s’efface et meurt avec le juge. » C’est la sentence de Dieu qui est importante.

  1. Saint Paulin répondit, dans le même style, que Thérasia n’était pas une Tanaquil, mais une Lucrèce.