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vraiment pratique, on ne l’appellera pas un savant, ce sera un inventeur. Les savans, si l’on donne à ce mot le sens qu’on lui prête en France, n’ont pas l’idée, ni même le désir, de faire une découverte qui puisse être d’une utilité générale et immédiate. Si par hasard ils se permettaient cette dérogation à leur ordre d’idées habituel, l’examen minutieux du premier phénomène qu’ils viendraient à rencontrer les attirerait en dehors de la route, et les absorberait souvent assez pour leur faire perdre de vue leur premier objectif. Rien ne leur échappe. Ils notent, commentent, publient les moindres circonstances et s’attachent à surprendre les lois les plus cachées et les plus modestes de la nature. Ce sont là des retards, soit. Mais ici aucun effort n’est stérile. Ceux qui voudront s’engager dans la même voie trouveront le chemin préparé, et pourront partir plus vite d’une limite moins reculée.

La cause déterminante de ces tendances opposées, chez les hommes de science des diverses nations, réside en partie dans la tradition, et beaucoup aussi dans les préjugés qui s’attachent à l’exploitation commerciale d’une découverte quelconque. Chez nous, si l’inventeur témoigne le plus profond respect pour le savant, celui-ci en retour ne professe pas, dans le fond de son cœur, une estime bien sincère à l’égard de l’inventeur. Depuis qu’il était disciple, le savant, même le moins rétribué, a toujours manifesté le dégoût le plus absolu pour ce qui touche à l’argent. Il lui semble honteux de chercher un bénéfice pécuniaire, un salaire, dans l’exploitation industrielle d’un principe qu’il a eu le bonheur de mettre au jour. Il livre généreusement ses idées à la foule, et se contente des récompenses toutes platoniques qu’il en peut retirer. De l’autre côté de la Manche, les manières de voir ne sont plus les mêmes, on trouve encore des savans, mais on rencontre aussi des savans inventeurs. Là, personne ne songe à reprocher à un homme d’accroître ses revenus par ses connaissances théoriques. Chaque Anglais est marchand, et ne peut mépriser celui qui exerce un commerce, quelle que soit la nature de ce commerce. La science n’est plus une noblesse, comme en France, comme en Allemagne ; c’est un état, un métier comme un autre.

Mais, ainsi que l’idée de noblesse implique d’une façon nécessaire celle d’une distinction entre concitoyens, les aspirations de l’homme de science tendent à marquer une séparation regrettable entre deux grandes classes de travailleurs. Si le savant mésestime le commerçant, celui-ci, soit par dépit, soit par une réaction instinctive, ne se sentira pas à son aise devant celui-là. Leurs rapports seront toujours empreints d’une certaine gêne qui, si elle n’empêche pas la science de profiter sincèrement d’une donnée industrielle, pourra