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et chacune s’impose volontairement les limites nécessaires à l’égale liberté d’autrui : ainsi se réalise le droit. Par là l’humanité ne va pas réellement contre la nature même, car, si au premier abord celle-ci nous a semblé ennemie de l’égalité, à un point de vue supérieur l’égalité nous apparaît comme sa loi fondamentale et sa tendance essentielle. En le niant, l’école aristocratique a rétréci la nature comme elle a rétréci l’idéal. Équivalence et transformation des forces, voilà le dernier mot de la science contemporaine : c’est une formule d’équilibre et d’égalité, qui n’exclut pas le progrès. La nature tient toujours son budget en équilibre : elle aussi, comme la justice, a sa balance dont les plateaux n’oscillent que pour revenir à l’égalité. L’exception même rentre dans la règle, l’extraordinaire rentre dans l’ordre ; les supériorités qui semblaient d’abord un miracle dans la nature s’effacent dans l’égalité des moyennes. Prenez les faits par grands nombres et les êtres par masses, vous verrez tout se fondre et s’équilibrer : variable est la température de chaque jour, uniforme est celle clés années ; les saisons changent, mais les saisons reviennent, ce que la vie a pris, la mort le lui prend et la vie le reprend à la mort. Est-ce à dire que la nature n’avance pas ? Non, mais elle maintient l’équivalence de l’être jusque dans le progrès de ses formes. Et comment avance-t-elle ? En brisant toutes les formes étroites et fixes, tous les cadres artificiels, toutes les castes immobiles, toutes les noblesses, toutes les royautés, toutes les prétendues éternités de ce monde. Quand on entrave son évolution, elle a recours à des révolutions et à des cataclysmes. Elle se sert au besoin des grands hommes, mais elle se sert aussi et surtout des grandes masses : c’est avec des animalcules qu’elle a fait des continens, c’est avec des infiniment petits qu’elle a fait des infiniment grands. L’humanité à son tour, qui n’est que la nature devenue consciente de son essentielle identité avec l’idéal, s’avance volontairement dans la même direction. L’égale diffusion des résultats du travail humain au profit de tous, loin de nuire au mouvement de l’humanité, le favorise ; loin d’entraver l’essor des supériorités intellectuelles et morales, elle le provoque. La grande loi du monde, la sélection naturelle, continue de s’exercer au sein des sociétés humaines ; seulement elle s’y exerce de plus en plus par voie de liberté, puisque les hommes supérieurs font accepter librement leur supériorité même ; de plus, au lieu d’aboutir comme dans la nature au règne de la violence, elle assure le règne du droit et le progrès final de l’égalité même. Ainsi peu à peu se substitue au bien de quelques-uns le bien de tous, à la force qui écrase les uns sous les autres l’intelligence qui fait participer chacun à l’élévation de tous.


ALFRED FOUILLEE.