Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/669

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’abaisse, on cite d’ordinaire l’éloquence. Mais l’art oratoire, ce mélange de démonstration et de passion, n’est pas l’art pur, l’art désintéressé ; c’est un moyen d’action et un instrument pratique : c’est l’art mis au service d’un but ; l’éloquence ne peut donc servir ici d’exemple décisif. Toutefois, chez les peuples où existe l’égalité civile, l’éloquence même, forcée de s’adresser à tous, aux hommes instruits comme aux ignorans, dans le grand jour de la liberté, se voit bientôt obligée de se maintenir à un certain niveau d’élévation : n’est-ce pas à des citoyens égaux en droit que s’adressaient les Périclès, les Démosthène, les Cicéron ? — L’art dramatique est parfois, lui aussi, une sorte d’éloquence qui peut devenir grossière en ses procédés ; mais il y a des théâtres pour tous les goûts chez les peuples libres : ceux des boulevards nuisent-ils chez nous à la Comédie-Française ? les uns ne sont-ils pas souvent une initiation et une préparation aux autres ? ne faut-il pas une certaine éducation préalable en fait d’art pour s’élever peu à peu aux délicatesses et aux raffinemens d’un art plus exquis ? La poésie de Victor Hugo, pour être la plus populaire en France, n’en est pas moins la plus haute. En Allemagne, où tout le monde s’occupe de musique, je ne sache pas que Mozart, Beethoven et Wagner en aient souffert ou en aient été amoindris. En tout cas, si l’art parfois s’abaisse, ce n’est pas par des règlemens qu’on le relève : ce n’est pas en fermant la porte aux uns pour l’ouvrir à d’autres, ni en défendant à ceux-ci les jouissances de l’art pour les permettre à ceux-là.

Ces remarques sont bien plus vraies encore pour la science. On craint que sa vulgarisation n’arrête son progrès ; mais il y a ici deux fonctions bien distinctes : autres sont les vulgarisateurs, autres les inventeurs. Les premiers n’ont jamais empêché les seconds ; tout au contraire, mettant les élémens de la science à la portée de tous, ils permettent à un plus grand nombre de devenir inventeurs, pourvu qu’ils en aient le génie. Si Laplace n’avait pas d’abord appris) la géométrie de Clairaut, qui fut lui-même tout ensemble vulgarisateur et inventeur, Laplace n’aurait pas écrit plus tard la Mécanique céleste. Certains esprits craignent que l’instruction, en devenant pour tous également obligatoire, ne devienne également grossière et superficielle ; mais dans l’instruction encore il y a deux buts distincts qu’on peut et qu’on doit poursuivre : étendre l’enseignement, l’élever. Ces deux buts ne se nuisent pas l’un à l’autre ; la Prusse, pays d’instruction primaire, n’est-elle pas aussi un pays d’instruction supérieure ? Souvent même le meilleur moyen de répandre l’instruction, c’est de l’élever. S’il y a des pays, comme l’Amérique et la Belgique, auxquels on a pu reprocher parfois, de vulgariser la science en la faisant ramper à terre, c’est là un faux calcul qu’on ne saurait ériger en règle. On a dit avec raison que,