Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/668

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moins de produire des masses éclairées que de produire de grands génies et un public capable de les comprendre. Si l’ignorance des masses est une condition nécessaire pour cela, tant pis. La nature ne s’arrête pas devant de tels soucis ; elle sacrifie des espèces entières pour que d’autres trouvent les conditions de leur vie. » La nature fait comme elle peut, et ne fait pas toujours bien ; l’intelligence nous a été donnée pour faire mieux, s’il est possible ; or en quoi est-il nécessaire de sacrifier les masses et de leur retirer leurs droits civils ou politiques pour avoir des Cuvier, des Geoffroy Saint-Hilaire, des Ampère, des Champollion ? Laisser une moitié de l’humanité dans l’abaissement, dans l’infériorité, dans la servitude, c’est diminuer de moitié les chances qu’a le genre humain de voir naître des génies. Je suppose qu’il naisse un génie sur vingt millions d’hommes, moins vous aurez de millions d’hommes étouffés et esclaves, plus vous aurez de probabilités pour la production des esprits supérieurs. La nature ne réussit qu’en opérant sur des masses. Une société d’assurances qui n’opérerait pas sur les grands nombres serait sûre de se ruiner ; ainsi fait une société qui enlève au grand nombre ses droits et ses libertés afin que quelques privilégiés portent plus haut la pensée humaine. Pour élever une pyramide, il faut d’abord une large base ; M. Renan a-t-il pour idéal de faire tenir la pyramide sur la pointe ?

En somme, la diversité des intelligences et l’essor des génies n’a rien d’incompatible avec l’égalité des droits. Il est vrai pourtant d’ajouter que toutes les égalités se tiennent de près ou de loin : l’égalité des droits civils appelle l’égalité des droits politiques ; l’égalité civile et politique, à son tour, tend à produire une égalité progressive des intelligences, des connaissances, des éducations, des biens, des conditions sociales. S’il y avait dans les conditions et dans les degrés d’instruction une trop grande inégalité et une disproportion excessive, il en résulterait dans les rapports sociaux d’inévitables servitudes, et les droits eux-mêmes avec les libertés cesseraient d’être égaux en fait. Supposez, par exemple, un savoir immense chez les uns et une ignorance brute chez les. autres, de même qu’une fortune énorme d’un côté et une complète misère de l’autre ; les premiers seront maîtres même malgré eux, les seconds esclaves malgré eux : toutes les proclamations de droits abstraits n’y changeraient rien. Mais faut-il se plaindre que l’égalité des libertés appelle ainsi en théorie et tende à produire dans la pratique toutes les autres égalités ?

— Oui, répondent les partisans de l’aristocratie, cette égalité envahissante nuit au progrès intellectuel de l’espèce, car elle rabaisse l’art et étouffe la science en les vulgarisant. — Examinons cette autre thèse. Pour montrer que l’art, en se répandant dans la foule,