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des rangs du peuple ! Est-ce le peuple ou la noblesse qui a fait la science moderne, qui a produit les Laplace, les Lagrange, les Lavoisier, les Monge, les Ampère ? On pourrait renverser la proposition de M. Renan et dire : le peuple, en apportant à la nation un sang plus jeune et plus riche, travaille à sauver la bourgeoisie et la noblesse de l’abâtardissement ; c’est lui qui renferme, avec la vraie force vive, la vraie et perpétuelle supériorité. Que deviendrait Paris lui-même sans la province ? Il s’éteindrait à la quatrième ou cinquième génération ; si donc les Parisiens réclamaient pour eux et leurs descendans le privilège d’habiter seuls la capitale, Paris serait bientôt un désert. C’est l’image de ce qui arrive aux classes murées dans leurs privilèges. L’humanité n’avance que grâce au mélange des races, des classes, des familles, conséquemment grâce à une certaine égalité qu’elle rétablit tôt ou tard en dépit de nos barrières artificielles. La science, l’art, la morale, sont comme l’air vital qui a sans cesse besoin d’être remué, chassé d’un lieu à l’autre, égalisé entre tous ; s’il était l’objet de privilèges et de monopoles, il deviendrait bientôt irrespirable : la science viciée des castes et des races, la morale et la politique viciées des classes finiraient par donner la mort, sans ces grandes tempêtes historiques qui balaient et renouvellent l’atmosphère des nations[1].

Après l’inégalité des races et des classes, l’école aristocratique invoque en sa faveur l’inégalité des individus, qu’elle déclare nécessaire à la « hiérarchie » sociale : les fonctions, les conditions, les capacités ne peuvent être égales chez tous les hommes, donc les droits ne peuvent être égaux. — Non, sans doute, les fonctions ne peuvent être égales ; mais l’école démocratique ne prétend point supprimer leur diversité : loin de là, l’égalité des citoyens dans l’état assure la répartition des fonctions mêmes selon les goûts

  1. Dans son beau livre sur l’Hérédité, M. Ribot a montré la faiblesse du double argument qu’on invoque en faveur de la supériorité des classes nobles, la sélection et la transmission héréditaire : 1o Quant à la sélection, la noblesse, qui prétendait être une élite, ne le fut jamais qu’en un sens très restreint, celui des vertus guerrières ; 2o quant à la transmission héréditaire des supériorités, elle est en opposition avec une des lois essentielles que M. Ribot a mises en lumière : l’affaiblissement de l’hérédité avec le temps ou l’abâtardissement de l’espèce. « Les citoyens des républiques anciennes, dit aussi M. Littré, n’ont jamais pu se maintenir par la reproduction. Les 9,000 Spartiates du temps de Lycurgue étaient réduits à 1,900 du temps d’Aristote. » Pope faisait remarquer que l’air noble que devait avoir la noblesse anglaise était précisément celui qu’elle n’avait pas ; en Espagne, on disait que, lorsqu’on annonçait dans un salon un grand, on devait s’attendre à voir entrer une espèce d’avorton ; enfin, en France, on imprimait qu’en voyant cette foule d’hommes qui composaient la haute noblesse de l’état, on croyait Être dans une société de malades ; le marquis de Mirabeau lui-même traite les nobles d’alors de pygmées, de plantes sèches et mal nourries. — Ajoutons que, si la transmission héréditaire des vertus était prouvée, il faudrait admettre par cela même la transmission héréditaire des vices, conséquemment l’impureté, l’indignité de certaines castes. Ce serait revenir au brahmanisme.