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évêques et des dévots répondait une très vive réprobation des gens du monde. Paulin s’émut fort peu de ces clameurs, qui lui semblaient « sottes et impies ; » il se contentait de dire d’un ton hautain en parlant de ses ennemis : « Qu’ils jouissent en paix de leurs plaisirs, de leurs dignités, de leur fortune ! qu’ils gardent pour eux leur sagesse et leur félicité ! mais qu’ils nous laissent ce qu’ils appellent notre misère et notre folie. » Et il ajoutait d’un air de triomphe : O beata injuria, displicere cum Christo !

Parmi ces voix, attristées ou sévères, qui s’élevaient contre lui, il en était une pourtant qu’il n’entendit pas sans douleur : c’était celle de son vieux maître Ausone. Pour nous rendre compte de la profonde tristesse qu’Ausone éprouva quand il apprit la retraite volontaire de son élève, il faut faire un effort et entrer dans les idées de ce temps, qui ne sont certainement pas les nôtres. On vient de voir l’estime que les lettrés faisaient alors de la rhétorique. On prouvait doctement, dans les écoles, qu’elle n’est pas seulement un art, le premier de tous, mais une vertu. Ceux qui avaient passé leur vie à l’étudier eux-mêmes et à l’enseigner aux autres ne pouvaient pas s’imaginer qu’un homme eût besoin d’autre chose pour être heureux, et qu’elle ne remplît pas le cœur de ceux qui la possédaient. S’éloigner d’elle, après qu’on l’avait connue et pratiquée, semblait une de ces erreurs d’esprit qu’on a peine à concevoir, une coupable ingratitude, presque un crime. Ce qui, pour Ausone, ajoutait à la faute, c’est que Paulin n’était pas un élève ordinaire. Il avait par son talent dépassé tous ses condisciples, et le maître lui-même, quand il venait de recevoir un de ces beaux discours et de ces poèmes élégans où il reconnaissait sa méthode, où il retrouvait ses leçons, était fier de se proclamer vaincu. « Je te cède par le génie, lui disait-il, autant que je viens avant toi par les années. Ma muse, pour te faire honneur, se lève devant la tienne ! » C’est ainsi qu’il saluait ce jeune talent qui devait continuer sa gloire. Le vieux rhéteur était si amoureux de son art que, loin d’être jaloux de son successeur, comme c’est l’ordinaire, il prenait plaisir à le désigner et à le célébrer d’avance, heureux que l’avenir de la rhétorique et des lettres fût assuré après lui. On comprend sa douleur quand il vit ses espérances si cruellement trompées.

Ce n’était pas assez de blâmer la résolution de Paulin, on peut dire qu’Ausone ne l’a pas comprise ; il était pourtant chrétien : l’examen attentif de ses œuvres ne permet pas d’en douter ; mais les textes même qu’on cite pour l’établir prouvent que s’il l’était il ne l’était guère. Par exemple, sa pièce de vers « sur le nombre trois, » l’une des plus singulières et des plus futiles qu’il ait composées, finit par ces mots : « Il faut boire trois fois, le nombre trois est au-dessus des autres, trois dieux ne font qu’un. » Voilà la