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substitution des théories scientifiques aux dogmes surnaturels, les procédés de gouvernement seraient les mêmes. Aussi M. Huxley appelait récemment le système politique d’Auguste Comte « un catholicisme sans le dogme[1]. » N’en pourrait-on dire autant de la doctrine si brillamment exposée par M. Renan dans ses Dialogues philosophiques et dans son Caliban !

On sait quelle inquiétude cause à ce haut esprit, si désintéressé et si sincère, le progrès de l’égalité démocratique. Déjà, pour réagir contre cette tendance, il avait exposé dans sa Réforme intellectuelle et morale une théorie politique dont le dernier mot est l’inégalité. Tous les individus sont nobles et sacrés, disait-il, tous les êtres (même les animaux) ont des droits ; mais tous les êtres ne sont pas égaux, tous sont les membres d’un vaste corps, les parties d’un immense organisme qui accomplit un travail divin. « La négation de ce travail divin est l’erreur où verse facilement la démocratie française. Considérant les jouissances de l’individu comme l’objet unique de la société, elle est amenée à méconnaître les droits de l’idée, la primauté de l’esprit. Ne comprenant pas d’ailleurs l’inégalité des races, la France est amenée à concevoir comme la perfection sociale une sorte de médiocrité universelle… » Au début d’une plus récente publication, les Mélanges d’histoire, dans une de ces préfaces où il aime à mêler des prédications toujours utiles et des prédictions toujours un peu hasardeuses, M. Renan constate avec quelque regret que la France, que l’Europe même n’a pas suivi et ne suivra pas la voie par lui indiquée : « Il est probable que tous les pays viendront, chacun à leur tour, à l’état où nous sommes. Le monde est entraîné par un penchant irrésistible vers l’américanisme, vers le règne de ce que tous comprennent et apprécient. » Dans Caliban, M. Renan constate la même tendance. Entre l’inégalité reposant sur des privilèges et une égalité d’affaissement, de « mollesse », « d’égoïsme », M. Renan semble ne voir aucun milieu. C’est surtout dans ses Dialogues philosophiques, ce livre aux fuyantes perspectives, souvent si profond et toujours si

  1. Auguste Comte a dit en effet : « Ce qui devait nécessairement périr dans le catholicisme, c’était la doctrine et non l’organisation… Une telle constitution, convenablement reconstruite sur des bases intellectuelles à la fois plus étendues et plus stables, devra finalement présider à l’indispensable réorganisation spirituelle des sociétés modernes… Cette explication générale… sera de plus en plus confirmée par tout le reste de notre opération historique, dont elle constituera spontanément la principale conclusion politique. » Philosophie positive, t. V, p. 314. — « Tout l’art de la législation, dit-il encore, est d’assurer l’uniforme assujettissement de toutes les classes quelconques aux devoirs moraux attachés à leurs positions respectives, sous l’impulsion continue d’une autorité spirituelle assez énergique et assez indépendante pour assurer le maintien usuel d’une telle discipline universelle. »