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II

Examinons maintenant les objections que les écoles aristocratiques font à l’égalité, soit au nom de la morale et de la religion, soit au nom de la science. La persistance des théories autoritaires et prétendues conservatrices, toujours prêtes à se traduire en actes dans la politique et à tout bouleverser par la ruse ou par la force, prouve combien il importe de soumettre à l’analyse leurs principes fondamentaux. Parlons d’abord plus spécialement de l’école théocratique, à laquelle d’ailleurs nos hétérodoxes contemporains font volontairement ou involontairement de nombreux emprunts. — Vous voulez égaliser la vérité et l’erreur, la vertu et le vice, répètent beaucoup d’esprits encore imbus des idées du moyen âge, mais la vérité seule a des droits et l’erreur n’en a pas, la vertu seule a des droits, le vice n’en a pas. La seule liberté qu’on puisse reconnaître et accorder à tous les hommes, c’est ce que les catholiques appellent « la liberté du bien. » Or, si la volonté peut réaliser le bien, elle peut aussi faire le mal : c’est l’arbre du bien et du mal dont parle la Bible ; comment donc la mauvaise volonté aurait-elle des droits égaux à ceux de la bonne volonté ?

Prétendre ainsi que la vérité et la vertu ont seules des droits, c’est prononcer en termes abstraits de vagues sentences qui veulent tout dire et ne veulent rien dire. La vérité considérée en elle-même est une abstraction, et de même pour le bien ; ce sont là des choses impersonnelles qui ne se réalisent que dans l’intelligence et la volonté des personnes. Or, chaque personne croit avoir pour soi la vérité et la raison ; comment choisir entre ces prétentions opposées ? Dans la moindre des assemblées, chacun se dit le plus sage, il en est de même dans la grande assemblée du genre humain. Beaucoup pensent tout bas ce qu’un naïf disait un jour tout haut devant Franklin : « Ce qui m’étonne, c’est qu’il n’y ait jamais que moi qui aie raison. » La maxime qui identifie le droit et la sagesse revient donc à celle-ci : « Ceux qui se croient dans la vérité ont des droits, les autres n’en ont pas ; » manière détournée de dire : « J’ai tous les droits, et vous n’en avez aucun. » Dans la pratique, ce conflit d’opinions ne pourra se résoudre que de deux manières, par la force ou par l’égalité des libertés. Admettez-vous la première solution ? La force peut être l’ignorance, l’erreur, le vice aussi bien et plus souvent que la vérité et la vertu. Admettez-vous la solution par la liberté, le seul droit que vous puissiez avoir sera le droit d’exprimer librement votre opinion pour vous mettre d’accord avec les autres. Vouloir imposer la vérité du dehors est chose impossible : ce fut le rêve irréalisable de toutes les théocraties,