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les fois qu’on agit de manière à ne pas laisser aux autres l’indépendance la plus grande et la plus égale pour tous.

Comme la liberté d’action ne peut être illimitée sur une terre où l’un gêne nécessairement l’autre, il faut que chacun s’impose, dans son action au dehors, les limites nécessaires à l’égale liberté d’autrui. Une idée nouvelle est donc introduite dans la question du droit lorsqu’on passe de l’égalité intérieure à l’égalité extérieure : c’est l’idée de limite ; le droit appliqué nous apparaît comme une limitation réciproque des libertés.

Maintenant, quels caractères devra offrir cette limitation ? — En premier lieu, le droit consistant dans la plus grande liberté possible, la restriction mutuelle des libertés dans l’application devra être aussi minime que possible. En second lieu, pour être aussi minime que possible, cette restriction devra être absolument réciproque et égale pour tous. Les abeilles dans leur ruche ont résolu avec une sagesse instinctive un problème analogue à celui du droit appliqué. Il s’agissait d’assurer à chaque abeille une cellule aussi grande que possible et aussi égale que possible à celles des autres abeilles. C’était un problème de géométrie à résoudre, et la difficulté était de perdre le moins de terrain possible en barrières et en murailles de cire. On sait comment les abeilles ont résolu le problème. La seule forme qui permît aux cellules égales de s’appliquer l’une contre l’autre sans aucun intervalle inutile et sans aucune perte de terrain, c’était la forme de l’hexagone. Soit par instinct, soit plutôt par un mécanisme naturel, les abeilles ont donné à leurs cellules la forme hexagonale. La société humaine est comme cette ruche : il faut laisser aux libertés comme aux abeilles l’espace le plus grand et le plus égal possible et perdre en barrières ou en murs le moins de terrain qu’il se peut. Toutes les entraves inutiles à la liberté, toutes les lois oppressives, tous les règlemens et privilèges tyranniques sont des restrictions sans profit qui laissent de l’espace sans emploi, qui introduisent des vides de toute sorte entre le domaine de l’un et le domaine de l’autre. La mauvaise jurisprudence est comme de la mauvaise géométrie ou de l’architecture maladroite. S’il faut des barrières, faites-les du moins aussi peu nombreuses qu’il est possible et faites-les égales pour tous ; puis, une fois que vos lois auront ainsi réglé l’espace réservé à chacun, laissez les libertés agir par elles-mêmes, chacune à sa manière, tant qu’elles n’empiéteront pas l’une sur l’autre, laissez-les prendre leur essor, comme les abeilles, dans l’air et dans la lumière.