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moins suzerain : femmes et enfans sont de véritables vassaux. — Dans la famille française comme dans l’état français, l’égalité tend à s’accroître avec la liberté même, entraînant à sa suite ses inconvéniens et aussi ses habituels avantages, diminuant l’autorité du père, mais élevant de bonne heure les intelligences de la mère et des enfans à un niveau supérieur, unissant les cœurs de tous par un lien plans tendre et plus librement accepté. De là en France, au sein de la famille, une idée plus développée des « droits de la femme, » des droits des enfans, en même temps qu’un sentiment de fraternité et d’amitié envahissante qui tend à faire du père pour les enfans comme un frère plus respecté et de la mère comme une sœur plus aimée. En un mot, tandis que la famille, chez les autres peuples, conserve le type aristocratique, la famille française tend à devenir républicaine.

Ainsi dans la famille comme dans l’état, dans le domaine économique comme dans l’ordre civil et politique, la liberté et l’égalité ont toujours paru inséparables à l’esprit français. Mais, si la France a maintenu ces deux termes en une indissoluble union, elle a considéré comme non moins important de n’en point intervertir l’ordre rationnel. Les Américains, dans leur énumération des droits, avaient mis en premier lieu l’égalité ; Robespierre fit inscrire aussi l’égalité au premier rang : on sait quel est l’ordre qui finit par prévaloir. Le droit ne consiste pas, aux yeux des Français, à vouloir niveler toutes choses, mais à égaliser les libertés. Deux hommes qui traînent un boulet d’égale pesanteur ne sont pas pour cela deux hommes libres. L’égalité sous un maître, telle que voudrait la réaliser le césarisme, n’est qu’une trompeuse apparence ; rien de plus capricieux et de plus inégal que la volonté d’un despote : il accorde une faveur à l’un et la refuse à l’autre ; il punit celui-ci et laisse l’impunité à celui-là. Il n’y a pas d’égalité possible dans l’arbitraire de la servitude ; c’est donc, selon la philosophie française, l’égalité dans la liberté, et non dans l’esclavage, qui constitue le droit.

Cette idée presque nationale de l’égalité, que la philosophie du XVIIIe siècle avait fini par croire indiscutable, n’en est pas moins devenue au XIXe siècle l’objet de nombreuses critiques, et ces critiques semblent en partie motivées. Déjà les saint-simoniens et Auguste Comte l’avaient rejetée comme une erreur. Le positivisme voulut « organiser » la société par la « science ; » pour cela, au lieu de proclamer une fausse égalité entre les ignorans et les savans, entre les masses et les esprits supérieurs, il crut nécessaire de confier l’autorité la plus haute et le droit de gouverner à un corps de savans officiels, chargés de réglementer la science même : théocratie de savans, sorte de sophocratie dont nous retrouverons plus