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égale, la propriété, qui en est la garantie extérieure, doit se faire elle-même de plus en plus égale entre tous. En outre, là où tous travaillent, tous doivent posséder, si le vrai fondement du droit de propriété est le travail, comme le peuple français a toujours été porté à le croire et comme l’a affirmé la révolution. Ici encore les esprits des nations manifestent leur divergence : on a remarqué avec raison que, dans les cas douteux et les contestations de propriété, la France a généralement adjugé la terre à celui qui travaillait la terre et mis le droit de son côté ; l’Angleterre, au contraire, a prononcé pour le seigneur, chassé le paysan, si bien qu’elle n’est plus cultivée que par des ouvriers. Michelet voyait là, avec toute l’école démocratique, un des caractères moraux et humains de notre révolution : l’homme, la liberté de l’homme et le travail de l’homme ont paru aux réformateurs de 89 d’un prix inestimable et qu’on ne pouvait mettre en balance avec celui du fonds ; en France, l’homme a donc emporté la terre, et en Angleterre la terre a emporté l’homme. « Grave différence morale. Que la propriété soit grande ou petite, elle relève le cœur ; tel ne se serait « point respecté pour lui-même qui se respecte et s’estime pour sa « propriété. » L’égalité progressive des fortunes n’est elle-même que le partage du respect entre tous et l’expression matérielle de l’égalité des droits. — En Allemagne comme en Angleterre, la propriété et la terre ont conservé un caractère mystique et féodal, au lieu d’être considérées comme faites par l’homme et créées par le travail ; aussi le droit divin et le droit de conquête par les armes, deux formes de privilège aristocratique, subsistent encore là-bas au fond de la législation comme au fond de l’esprit populaire. Seule, notre économie sociale est démocratique par essence.

Le caractère féodal et l’esprit d’inégalité ne sont pas moins vivaces dans la famille anglaise ou allemande, où le mari est vraiment un lord, un suzerain. En Angleterre, la personne de la femme disparaît entièrement dans le mariage : elle ne jouit d’aucune propriété personnelle, elle n’a aucun pouvoir sur ses enfans, elle ne peut tester sans le consentement de son mari ; le mari, par son testament, peut enlever la tutelle des enfans à la mère, qui n’a sur eux aucun droit personnel. Le chef de famille tient donc la femme sous sa sujétion, administrant et parfois ruinant la fortune sans même rendre compte de ce qu’il fait. Entre les enfans et le père, même rapport de seigneurie, sans cette intimité familière, sans cette volontaire égalité dans l’affection qui, chez nous, n’exclut pas le respect. Enfin l’inégalité subsiste dans les rapports des frères entre eux, des aînés et des plus jeunes : c’est une hiérarchie de commandement et d’obéissance. En Allemagne, le père n’est pas