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et de toutes ses décisions c’est la seule peut-être qui ait obtenu l’approbation universelle. Le Milton aveugle dictant le Paradis perdu à ses filles est un des grands succès de l’exposition. Milton est assis dans un fauteuil, près d’une fenêtre ; les dures expériences de sa vie, le rongement incessant d’une âme tourmentée et violente ont creusé, ravagé son visage ; il est en proie au démon, il cherche sa pensée dans la nuit. A la gauche du poète sont groupées autour d’une table ses trois filles, qui le regardent ; l’une brode, la seconde est debout, la troisième tient la plume : elle est comme suspendue aux lèvres de son père et à ses yeux éteints. Il a trouvé en elle le plus docile, le plus intelligent, le plus gracieux des secrétaires, car sa figure est d’une grâce exquise et pénétrante. Cette grande toile est pleine d’émotion, de recueillement et de silence ; on sent qu’il s’y passe quelque chose, on assiste à l’enfantement du Paradis perdu. Les accessoires, les meubles, les tentures, les fonds sont traités avec largeur ; la touche est ferme et grasse, elle en dit assez, elle ne dit rien de trop. On oublie en contemplant cet émouvant tableau que l’artiste a fait trop d’honneur aux filles de Milton ; l’histoire leur reproche d’avoir été d’assez mauvaises filles, d’avoir eu de vilains procédés pour leur père. On oublie aussi que le noir est le grand ennemi de M. Munkacsy, un ennemi dont il ne se défie pas assez. Il y en a moins dans son Milton que dans ses précédens tableaux, et pourtant il y en a trop. On nous assure que le noir est inconnu en Angleterre ; c’est même une question de savoir s’il existe dans la nature.

La section hongroise renferme plusieurs autres toiles importantes, dont les sujets sont empruntés pour la plupart à l’histoire nationale, et parmi lesquelles il faut signaler la Marie de Széchy, de M. Sékely, la Fuite de Tökoly après la prise de Likave, les Derniers momens de la forteresse de Szigethvar, par M. Weber, et surtout le Baptême de saint Etienne, premier roi de Hongrie par M. Jules Benczur, grand tableau fort estimable. Les artistes qui ont beaucoup d’ambition et qui s’attaquent à des sujets trop forts pour eux nous rappellent ce conscrit placé en sentinelle qui avait fait un prisonnier. — Amène-le-moi, lui criait son capitaine. — Je ne peux pas, répondait le conscrit ; il ne veut pas me lâcher. — Les artistes dont nous parlons sont les prisonniers de leur sujet, qui les tient et ne veut pas les lâcher, et, si recommandables que soient leurs ouvrages, ils nous laissent l’impression d’un labeur pénible, de l’effort désespéré d’un homme pris dans un piège dont il cherche à se dépêtrer. M. Bela Pallik ne s’est pas attaqué à saint Etienne, il a peint une Étable de brebis en Hongrie, et on sent qu’il est maître de son sujet. Dans le royaume de l’art, un mouton bien venu occupe une meilleure place qu’un héros manqué ou insignifiant.